mardi, septembre 22, 2009

Ballade pour un dernier baiser

Mon désir crie famine, tu es un mets de choix.
Quand j'aiguise mes crocs, je ne pense qu'à toi.
Fuis, fuis, ô mon agnelle, devant l'ombre qui bruit.
Car tu ignores tout de ce qui s'y tapit.
Si tu oublies ces mots au mépris du danger,
Tu connaîtras ta fin en un mortel baiser.

Je suis le loup, j'avance, me faufile et m'esquive
Guidé par ton parfum. Fauve dont tu avives
Les instincts de chasseur, de mordeur. Je te suis.
Je suis le prédateur. Toi, la proie qui le fuit.
Si tu penses quand-même à ne pas t'échapper
Tu connaîtras ta fin en un mortel baiser.

Par-dessus ton épaule, ne te retourne pas.
Échappe-toi bien vite des chemins incertains.
Crains ma douce agonie et, au bout de mes mains
Les griffes qui sans peine s'insinueront en toi.
Si la peur ne vient pas ta porte verrouiller
Tu connaîtras ta fin en un mortel baiser.

ENVOI :
Quand je t'aurai, enfin, au détour d'un fourré,
Quand tu seras piégée dans ma gueule de loup,
Tu sentiras mon souffle et mes crocs sur ton cou
Et connaîtras ta fin en un mortel baiser.

lundi, août 31, 2009

Comment tombent les héros - Le PDF

Pour ceux et celles qui souhaiteraient un document plus agréable à lire, c'est ici que ça se passe.
Un joli petit PDF où vous trouverez toute l'histoire, joliment arrangée.

Comment tombent les héros - Epilogue

Epilogue

-"C'est interdit, tu sais, ce que tu viens de faire..."
-"Il paraît, oui..."
-"Tu vas rester ? Ou tu vas enfin te décider à faire ce qui est normal ?"
-"Je crois que je vais y aller. Je leur ai laissé un petit quelque chose, c'est suffisant."
L'Echeveau se dressa devant elle, comme elle ne l'avait jamais vu. Elle jeta un petit coup d'oeil à l'endroit où elle avait aidé sa meilleure amie à jeter son sort. Rien ne bougerait avant un ou deux siècles. Satisfaite, Sandra se laissa entraîner entre les mailles. Il y avait des tas de choses nouvelles à découvrir là-bas. Et peut-être un ou deux trucs à bastonner.

Comment tombent les héros - Quatrième partie (6)

Ernest, Abraham, Wilhelm, Thomas, Nathalie et Elisa.

La neige avait fondu. L'herbe sous leur pieds était fraîche, et plus aucun signe de leurs adversaires, ni de la terrible bataille, qui s'était instantanément arrêtée, ne subsistait. Un calme olympien les entourait, les berçait. Thomas se leva le premier, jeta un oeil au ciel bleu sombre, puis s'approcha de Nathalie, qui souriait faiblement à travers la fatigue et la crasse. Juste derrière eux, Elisa s'était allongée, les yeux mi-clos. La silhouette presque transparente de Nicolas se tenait auprès d'elle. Thomas se mit en mouvement, difficilement, très difficilement, poussant un grognement à chaque nouveau muscle qui s'insurgeait contre de nouveaux mauvais traitements. L'air était doux, presque chaud, comme si le crépuscule magique avait chassé l'hiver. Il aida comme il put Wilhelm à se lever, son énorme masse manquant de lui arracher une épaule.
-"C'est souvent que le soleil se lève à l'envers chez vous ?"
-"Bof...", répondit Thomas.
Ernest et Van Helsing étaient écroulés l'un sur l'autre, visiblement blessés. Ernest avait sans doute tenu à se battre, ce qui ne lui réussissait guère, et il était couvert de bleus et de coupures, de coups de griffes et de coups de dents. Lentement, les deux hommes semblaient émerger de leur évanouissement, la chaleur d'un soleil d'automne semblant faire fondre la douleur. Thomas sentait d'ailleurs lui aussi son corps se détendre, récupérer, à une cadence qui lui sembla vraiment très rapide. Déjà, les blessures sur son visage semblaient cicatriser. Une odeur étrange, végétale, presque sucrée lui emplissait les narines. Une odeur qui lui rappelait le lycée, et sa mère, et ses potes, et les après-midi à courir dans l'herbe quand il était gamin, les soirées à traîner, mais aussi les combats et surtout les victoires, tous les moments de sa vie pendant lesquels il s'était dit "je suis là et c'est bien". Une paix absolue s'insinua en lui. La réalisation qu'il était un avec les autres représentants de l'humanité, avec leur parc, avec toute la ville. La puissance du sentiment le mit à genoux, et des larmes de soulagement envahirent ses yeux. Il se tourna vers Nathalie, qui riait doucement sous un arbre.

Wilhelm faisait l'inventaire. On lui avait enseigné à connaître le moindre muscle, le moindre cartilage, le moindre os de son corps, et il constata, surpris, que rien ne semblait plus abîmé, comme après un mois de repos. Un large sourire barrait son visage écailleux. Il y avait quand même du bon à se laisser porter par la Chasse, pensa-t-il. Et si les autres dimensions étaient effectivement bizarres, il ne regretterait jamais de s'être perdu un jour au détour d'une forêt pour arriver ici. Un jour, il avait vu sur une de leurs fenêtres étranges l'histoire d'un barbare, ancien esclave, qui se battait contre un culte serpent qui n'était pas sans lui rappeler la religion de ses ancêtres. Le barbare avait un Dieu à lui, que Wilhelm avait bien aimé, et il criait son nom dans les moments les plus forts de ses aventures. Wilhelm fit de même. "Crom !", lâcha-t-il dans un grand éclat de rire, avant d'aller aider les deux vieux humains à se relever.

Elisa écarquilla les yeux, tout à coup. Un léger doute. Ce qui s'était passé était infiniment plus complexe, -infiniment plus merveilleux aussi- que le sort qu'elle avait prévu de lancer. Ils n'étaient pas censés guérir instantanément, déjà, pas censés non plus ressentir cette euphorie qui la berçait. Ils étaient tous là, debout, ensemble. Elle s'approcha de Thomas et Nathalie, qui la regardaient d'un air appréciateur. Thomas lui lança un "bien joué", et leva une paume qu'elle s'empressa de frapper de la sienne avant de refaire le geste avec Nathalie et Wilhelm, enfin avec Ernest, après tout. Puis un silence perplexe s'installa.

-"Euh, tu as fait quoi exactement ?", commença Thomas.
-"En fait, je sais pas trop. C'était censé nous déplacer au mois d'octobre, tu te rappelles, quand on avait passé la soirée ici ? Juste un petit tour, pour boire un pot et faire un pique-nique, parce que j'ai trouvé... J'ai trouvé qu'il lui fallait quelque chose de... De plus..." Sa voix se brisa. Elle était en larmes, son visage rayé par le mascara. Ernest s'approcha et, tout doucement, très dignement, serra ses épaules de ses mains.
-"Je voulais pas qu'on se rappelle ce truc, ce matin", hoqueta-t-elle, "c'était nul, c'était pas elle, c'était pas nous, et ça m'a fait réfléchir. Je voulais qu'on ait un vrai truc à nous pour se souvenir d'elle. Et j'avais trouvé un petit truc pour qu'on se rappelle un moment rien qu'à nous. Parce qu'on a galéré sans arrêt depuis que tout a commencé, qu'on a donné tout ce qu'on avait, et que ça n'a quand même pas suffi. Je veux pas qu'on arrête, je veux pas qu'on abandonne le combat, ce qu'on fait est trop important. Mais je voulais que ce soir on ait un moment de répit. Apparemment je me suis trompée dans mes calculs, d'accord. Quelque chose s'est passé quand j'ai fini mon sort. Mais on est là, on est bien, et on a le droit de faire une pause. Pour Sandra. Avec son souvenir."
-"Moi je vote pour", déclara Thomas. "De toute façon vos machins magiques ne marchent jamais comme vous prévoyez, alors je dis qu'on en profite. Qui a fait les sandwiches ?"
Elisa se rendit vers le petit portillon jamais fermé qui servait d'entrée au parc. Elle ramena l'énorme panier en osier qu'elle avait emprunté à ses parents.
-"Tu as donc vraiment préparé des sandwiches. Tu sais que tu es trop forte, toi ?", lança-t-il à Elisa en saisissant une demie-baguette. "Vous pouvez en prendre de la graine, les ancêtres," ajouta-t-il, lançant Galore un regard moqueur. "Vous nous avez encore été super-utile aujourd'hui. Je crois qu'on vous doit un fier chandelier, à force..."
Galore baissa les yeux, et essuya ses lunettes. Il ânonna plusieurs débuts de phrase, puis lâcha un "désolé" dans un murmure. Thomas leva la tête du panier :
-"Pâté-cornichons pour vous, c'est ça ? Allez, Ernest, on sait bien que vous avez fait de votre mieux. Et puis... C'est pas comme si c'était vous qui étiez censé être le chasseur de monstres légendaire, n'est-ce pas Monsieur Vé ?"
-"Je vois qu'il y a de la salade de pâtes, jeune effronté", répondit Van Helsing, "Sers m'en donc une assiette. En silence."
Wilhelm se baissa. Elisa avait pensé à lui : Un énorme saucisson, qu'il mangeait la plupart du temps avec la ficelle, portait une étiquette avec son nom. Et Elisa lui avait acheté des M&M's. Un bon gros sourire lui fendit le visage, et il s'installa sur un banc, profitant du soleil qui semblait figé dans le ciel. Ils s'assirent en cercle, autour du panier. La fausse soirée dura longtemps, ils rirent parfois, ils pleurèrent aussi, ils parlèrent d'elle. Plus tard, ils décidèrent d'appeler Jean-Louis pour lui proposer de venir, ce qu'il déclina immédiatement, avant d'arriver, son meilleur pote le traînant presque par le bras. Il rejoignirent le cercle.

Comment tombent les héros - Quatrième partie (5)

Wilhelm.

Lentement, mais sûrement, il était en train de perdre du terrain. Serpentine n'avait qu'à avancer encore un peu et elle n'aurait même pas à le neutraliser complètement avant de pouvoir tuer les deux vieux humains. Elle l'avait d'ailleurs parfaitement compris, et semblait se battre uniquement dans le but de le faire reculer davantage, sans chercher à lui infliger des dégâts importants. Simplement, elle utilisait sa force pour le repousser, avançant inexorablement, pas à pas, vers les deux hommes, facilement mis hors d'état de nuire au début du combat. Wilhelm encaissait, résistait de mieux qu'il pouvait, mais sans une ouverture il ne pouvait rien faire, pas prendre pied. La colère montait en lui, sourde, terrible, mais insuffisante. Serpentine n'était plus qu'à un mètre de ses amis. Il rassembla ses forces une dernière fois et se jeta sur elle, son épaule percutant son adversaire en plein abdomen avec un bruit sourd, comme un bélier contre une porte de chêne. Déstabilisée, Serpentine planta ses deux mains griffues dans le dos de Wilhelm, qui poussa un terrible feulement. Il la poussait de toutes ses forces, levant derrière lui de grosses pattes de neige mêlée de terre, tentant de lui broyer les os. Mais elle résistait. Elle enfonçait de plus belle ses griffes dans son dos. La douleur était indicible, Wilhelm soufflait des imprécations dans sa langue d'origine, chaque pouce de son être aiguisé pour la seule tâche de détruire, de repousser, de tenir en tout cas.
Ils restèrent ainsi, appuyés l'un à l'autre dans cette grotesque étreinte pendant une éternité. Puis, soudain, une petite étincelle vint se mêler aux gros points rouges qui troublaient sa vision sous l'effort. Un petit murmure, presque un bourdonnement, s'éleva autour d'eux. Wilhelm luttait toujours, mais Serpentine semblait troublée, moins concentrée. Il leva les yeux : une nuée de petites lumières désordonnées tournait autour de la doppelgänger, s'insinuant dans ses yeux, dans ses oreilles, dans les deux fentes qui lui servaient à respirer. Le chuchotement s'intensifia, semblant tourner autour d'elle, la tourmentant de phrases presque audibles. Elle dut extirper ses griffes du dos Wilhelm pour les chasser, ce qui lui causa une nouvelle vague de douleur, qui s'estompa un peu lorsqu'il releva la tête. Serpentine faisait de grands gestes, tentant de chasser les étranges insectes qui la harcelaient maintenant, venant percuter son visage de toutes parts. Son agitation grandissant, elle se démena de plus belle, parvenant à écarter le plus gros de l'essaim. Après quelques secondes, elle réussit à s'extirper du nuage, broyant de ses mains une poignée de petites lumières. La voix de Nicolas parvint aux oreilles de Wilhelm : "J'espère que ça sera suffisant." Wilhelm acquiesça.
Lorsque Serpentine revint à la charge, il était prêt. La course de la doppelgänger l'emmena s'empaler directement sur les griffes de Wilhelm. Elle tenta de le frapper encore, de lui arracher les yeux, mais avec les derniers restes de ses forces, Wilhelm écarta les bras d'un coup sec, sectionnant son adversaire en deux. Son râle d'agonie retentit à travers tout le parc, sa colère électrisant les combattants, ramenant l'espace d'un instant le calme sur le parc. Wilhelm posa un genou à terre, et leva la tête. Il entendit l'horloge de la ville sonner deux coups, et parcourut du regard le parc ravagé par la bataille. Elisa était assise au sol, le regard vide. Devant elle, Thomas et Nathalie se retenaient l'un l'autre de tomber, pris en tenaille. Il n'arriverait jamais à les tirer d'affaire. Il ne pouvait presque plus bouger. Il entendit Thomas lui crier quelque chose. Puis il tomba à terre épuisé. Ils allaient mourir en combattant. C'était une consolation.
A ce moment précis, à l'ouest, le soleil se leva.

Comment tombent les héros - Quatrième partie (4)

Thomas.

Le gigantesque doppelgänger, qui avait réussi à se relever le premier, était déjà presque sur lui. Thomas soupira. Il leva son épée et attendit le choc. Au lieu de cela, il entendit une déflagration étouffée, et son adversaire tomba à ses pieds, rugissant de rage et de douleur. Un impact de balle était apparu au bas de son cou, et un grand lambeau de chair blanchâtre pendait désormais de son épaule. Ne faisant ni une, ni deux, Thomas lui porta le coup de grâce, s'écartant prestement pour éviter les griffes du gros doppel, qu'il agitait dans les spasmes de sa mort prochaine. Une voix lui murmura à l'oreille : "Désolée, j'y arrive moins bien de la main gauche..." Il jeta un oeil rapide à Nathalie, qui lui souriait d'un air contrit.
-"Tu feras mieux la prochaine fois. Tu as intérêt d'ailleurs, sinon on va tous mourir. Tu as mal ? Moi j'ai mal. Heureusement Elisa a dit qu'elle allait me payer trois bières, alors ça va..."
-"J'ai un peu mal aussi. Je crois que j'ai même très mal, mais je ne suis pas docteur... Et à ce que je vois, Wilhelm aussi a mal. Et je crois qu'on n'a pas fini."
-"J'ai bien aimé faire l'amour avec toi."
-"Moi aussi. Il faudrait finir vivants et réessayer, juste pour voir si c'était pas un bête accident."
-"Tu as raison."
Epaule contre épaule, Thomas et Nathalie levèrent leurs armes. Le groupe était presque sur eux. Ils se renvoyèrent un sourire. Et la violence recommença.

Comment tombent les héros - Quatrième partie (3)

Elisa.

Elisa revint à elle dans une cacophonie de rugissements, d'imprécations et de chocs sourds. Péniblement, elle tenta de chasser de son visage le sang qui poissait, collant ses paupières, obstruant sa vue. Elle avait mal partout. Son visage avait été griffé en profondeur, de son front à sa joue droite, l'arête du nez seule ayant prévenu qu'elle perdît un oeil. Deux au moins de ses côtes la faisaient souffrir le martyre, et elle découvrit sur l'une de ses jambes un hématome déjà violacé qui montait de la cheville au genou. Elle jeta un oeil aux alentours. Plusieurs doppels gisaient, leur sang jaune tranchant sur la neige. A quelques mètres d'elle Thomas se défendait comme il le pouvait contre les assauts d'un vampire juché sur sa poitrine. Manifestement à bout de forces, il semblait à deux doigts de céder aux assauts du monstre. Un peu plus loin, Nathalie était à genoux, tenant son bras droit pendant devant elle, une mauvaise blessure lui barrant l'épaule. Elle oscillait doucement, semblant prête à s'évanouir. Juste devant elle, le cadavre d'un vampire, la tête presque arrachée, laissait signaler qu'elle avait été sauvée in extremis, et Elisa découvrit enfin par qui. Wilhelm, tout en cornes et en griffes, se démenait dans une mêlée sanglante, tenant tête à la demi-douzaine de créatures restantes, tranchant. Il semblait protéger quelque chose, une masse qu'Elisa ne parvenait pas à distinguer... Elle le vit feinter de la main droite, exposant l'autre flanc à l'attaque d'un gigantesque doppel qui passa immédiatement à l'attaque. Dans un même mouvement, Wilhelm pourfendit un vampire, enfonçant ses griffes jusqu'à la deuxième phalange dans son coeur, et saisit de sa main gauche la gorge de son assaillant, qui poussa un grognement étranglé. Il le jeta ensuite sur ses congénères, qui tombèrent tous au sol en une mêlée désorganisée. A ce moment précis, Serpentine entra dans la mêlée. Elle avait abandonné son enveloppe humaine, et s'était révélée son son vrai jour. Elisa n'avait jamais vu un doppel aussi massif. Le corps, mou et squameux chez les autres, semblait sec et noueux, tout en muscles et cartilages, brillant sous la pâleur de la lune. D'un uppercut parfait, elle envoya valdinguer Wilhelm à un mètre en arrière. Il se reçut comme il le put, et tenta immédiatement de se redresser entre elle et ses protégés. Elisa devina qu'il devait s'agir d'Ernest et de Monsieur Vé. Serpentine tourna la tête vers ses sbires. "Finissez les enfants. Je me charge de la bête et des vieux ! faites les souffrir, faites-les souffrir comme je souffre !" La horde, électrisée par ses exhortations, sembla se calmer, et s'organisa aussitôt pour se relever.
Elisa se sentit légère, soudain, alors que le vertige l'envahissait peu à peu. Elle les avait tous conviés ici, ce soir. Et ils allaient mourir à cause d'elle. Paralysée par la culpabilité, elle se laissa tomber en arrière, attendant la mort. Au-dessus, le ciel lui semblait resplendir d'étoiles, dans l'air froid et sec. Le ciel... Bien sûr ! Le ciel ! Elle se rappela soudain pourquoi elle les avait invités. Elle commença à réfléchir à la meilleure manière de mettre son plan à exécution. C'était faisable, enfin ça le serait si elle avait un peu de temps. Malheureusement les monstres étaient presque relevés, et ce ne serait qu'une question de secondes avant qu'ils ne soient sur elle.
Elisa sentit soudain une présence à côté d'elle, qui la fit pousser un cri. Ce n'était que Thomas, qui s'était traîné jusqu'à elle, essoufflé, meurtri, mais encore en un morceau. "J'ai mal", dit-il simplement, d'une voix rauque, frottant les muscles de ses épaules. Elisa vit que son cou n'était qu'un hématome, la peau étant même déchirée par endroits. "J'ai vachement mal. Vachement, vachement... Tu as mal aussi, toi ? On dirait que tu as mal."
Elisa acquiesça d'un hochement de tête, puis dit : "Il va falloir que tu m'aides. J'ai besoin de deux grosses minutes sans interruption, et il va falloir que tu m'arranges ça."
"Ca veut dire que je vais avoir encore plus mal, hein ?" dit Thomas tristement. "OK, va pour deux minutes. Mais tu me devras une bière..." Il se remit sur pieds, du mieux qu'il put. Il avait au moins retrouvé son épée. "Non, deux bières." Mais Elisa n'écoutait plus. Perdue dans les méandres de l'Echeveau, elle cherchait les fils qu'elle avait préparés avant d'être interrompue. La régularité mathématique l'apaisa, sa respiration se fit plus régulière, et elle se lança dans son exploration. Nicolas apparut à ses côtés, comme souvent lorsqu'elle faisait de la magie. Lorsqu'elle voyait l'Echeveau, il lui apparaissait toujours un peu plus net, comme si l'énorme masse d'énergie lui redonnait un peu de vitalité. Doucement, il lui prit la main.
-"Je m'excuse. Je ne sais pas ce que tu prépares. Mais je vais t'aider, si je peux."
Elisa lui sourit, un peu sévèrement.
-"Ce n'est pas moi qu'il faut aider. C'est Ernest, et Wilhelm, et les autres. Il faut que tu y ailles maintenant. J'ai besoin d'encore un peu de temps."
-"J'y vais."
Il lâcha sa main et disparut. Soulagée, elle se remit à la tâche.

Comment tombent les héros - Quatrième partie (2)

Thomas & Nathalie.

Ils approchaient du parc. Thomas eut un petit pincement au coeur, se rappelant les premières fois où ils s'y étaient rendus tous les trois, Elisa, Sandra et lui. Le calme des soirées du début de l'automne, le soleil couvrant de longues ombres les arbres et les jeux pour enfants. Quand ils étaient juste trois gamins avec le lycée devant eux, les profs, les parents, les petites décisions à prendre. Et les amitiés qui commençaient, nouvelle école, nouvelles classes. C'était bien. C'était bon. C'était abrutissant d'ennui. Mais si simple ! Depuis, il avait tellement vécu que jamais plus il ne supporterait un retour à l'ordre, mais il garderait de cette période de sa vie un souvenir de bonnes choses. Une voiture de patrouille passa devant eux. Nathalie le serra un peu plus fort, mais ils ne l'avaient pas vu. Il faisait nuit. Quelques flocons de neige tombaient, diffusant la lumière orange des éclairages publics, et ils étaient suffisamment emmitouflés dans leurs habits d'hiver pour ne même pas mériter un deuxième coup d'oeil. Le parc était à cent mètres, environ, un peu en retrait de la route, derrière une haie. Malgré la neige qui assourdissait les rues, il lui sembla entendre des grognements, une ruée, puis un cri étouffé. Il se tourna vers Nathalie, qui lui signifia d'un mouvement de tête qu'elle avait entendu aussi, tout en dégainant un petit flingue noir de son sac à mains. "Merci Papa", pensa-t-elle en vérifiant son chargeur et son silencieux. De sous son long manteau, Thomas sortit une grosse épée. Il n'avait jamais su tirer, et il savait que sur certaines cibles, l'effet était minime. Le corps à corps, il comprenait. Mais au vu de ce qui les attendait, ça n'allait pas être suffisant. Nathalie stoppa net sa course, lui fit signe de continuer, et avisa la situation. Vampires. Bof, pas la peine de gaspiller une balle qui ne ferait que les ralentir. Par contre, le petit doppel qui traînait à l'arrière était à découvert, et lent. Il s'effondra en pleine course dans une explosion de fluide jaunâtre, fauché par une balle à pointe creuse, très efficace sur son corps mou et malléable.
Thomas avait atteint la masse des monstres. Promptement, il trancha la tête de l'un des vampires, lui permettant de découvrir Elisa, en sang, griffée, mordue par la horde. Un second doppelgänger tomba, juste à côté de lui. Il esquiva une main griffue dirigée vers ses yeux, et leva son épée. Les agresseurs d'Elisa s'étaient remis de leur surprise, et ils délaissèrent son petit corps meurtri pour se retourner contre lui. Par chance, ils n'avaient pas encore remarqué Nathalie, mais elle allait avoir du mal à le couvrir sans le blesser désormais. Il para du tranchant de son épée un autre coup de griffe, la lame pénétrant le bras jusqu'à l'os, faisant hurler son adversaire. Pendant ce temps, un doppelgänger profita de son mouvement pour lui envoyer un coup de poing qui le déséquilibra. Un autre coup, dans le dos, lui coupa le souffle. Un nuage noir couvrit sa vision. Au travers, il aperçut un autre doppel qui tombait, la tête à moitié arrachée par le dernier coup de feu. Mais il tenait à peine debout. Avant de sombrer dans l'inconscience, il tenta d'avertir Nathalie du vampire qui l'approchait subrepticement, profitant de la couverture offerte par la haie, mais son cri se perdit dans les grognements de triomphe des monstres qui s'attaquaient désormais à son torse. La dernière chose qu'il vit fut le visage monstrueux du vampire qui se tenait accroupi sur ses côtes, prêt à dévorer son visage.

Comment tombent les héros - Quatrième partie (1)

Elisa.

Dans leur parc, munie de son éternel carnet, Elisa préparait le premier rituel de la soirée, avec un peu d'avance. C'était simple, la magie. Pas d'herbes bizarres, pas de concoctions, de chaudrons, d'yeux de quoi que ce soit. Pas de destinée non plus. Il fallait un cerveau ouvert, une connaissance poussée, une concentration intense et la volonté de dépasser une réalité qui n'avait finalement rien de si exceptionnel. Bon, il fallait quand même savoir ce qu'on faisait, savoir tisser l'Echevau, l'inextricable réseau de petits fragments d'énergie qui ne demandaient qu'à s'enchevêtrer un peu plus, pour vous piéger, comme une toile d'araignée, ou pour se rompre, laissant déferler la vague de puissance qu'il enserrait comme un filet. La première fois qu'elle avait "vu" l'Echeveau, Elisa avait eu le sentiment que, derrière, dans une zone qu'elle avait décidé de ne jamais explorer, se terraient les Dragons, pas ceux des légendes, mais les terreurs secrètes du cerveau animal, ce qui poussait les hommes, les chiens, tout ça, à se terrer lorsque la nuit tombait, lorsque le tonnerre grondait ou lorsque l'air se chargeait de peur, de faim, de rage destructrice. Il n'y avait pas de moralité dans cette force, juste un chaos primordial derrière la régularité mathématique de l'Echeveau. Elle s'y était perdue, parfois, explorant ce domaine fantastique, sans rien faire, profitant juste de cette étreinte étrange, ordre et désordre enlacés pour l'éternité. Alors qu'elle commençait à se concentrer, elle perçut une présence derrière elle. Ils arrivaient. Lorsqu'elle se tourna, son sourire se figea. Une femme inconnue, très belle, très élégante, la fixait d'un regard mauvais. Derrière elle, une douzaine de vampires et de doppelgängers, toutes griffes dehors, semblaient prêts à bondir. L'inconnue esquissa un geste leur intimant d'attendre, et Elisa remarqua ses mains. La peau était déchirée, pendant mollement, révélant l'épiderme squameux des très vieux doppelgängers. La femme prit la parole d'une voix douce et calme :
-"Tu vas mourir, petite fille. Tu vas mourir parce que tu as détruit notre monde. Tu vas mourir parce que tu as tué notre futur roi. J'espère que tu y es préparée. Sinon, c'est dommage, mais il est trop tard. Sache que rien n'arrêtera ma vengeance." Elle se tourna vers ses sbires, et leva les bras au ciel. "Dévorez-là !"
Un grognement rauque s'éleva de la gorge du groupe. Elisa commença à courir, abandonnant pèle-mêle ses préparatifs. La Horde déferla sur elle.

Comment tombent les héros - Troisième partie (5)

Thomas & Nathalie.

Allongés sur le lit de Nathalie, blottis l'un contre l'autre, ils se regardaient dans les yeux. Thomas était plus calme, son énervement contre lui-même dissout par le souvenir de leur intimité. Il n'oublierait pas, pas pendant longtemps, ni la disparition de son amie, ni les erreurs qu'il avait commises, mais il sentait confusément qu'il avait fait de son mieux. Elle l'avait rassuré, elle avait arrêté sa chute, et il sentait qu'il pourrait remonter, pas forcément tout de suite, pas forcément demain, mais il le pourrait. Le mal de tête qui ne l'avait pas quitté depuis qu'il avait appris que Sandra était à l'hôpital s'estompait doucement. Il réfléchit à nouveau à tous ces jours durant lesquels il avait couru de pleurs en pleurs, de coups de téléphone en coups de téléphone, réduisant les petits moments sans histoires de ses interlocuteurs en tragédies ordinaires. Des chocs sourds ruinant ce dimanche d'automne comme les autres où elle les avait quittés. Ce matin-là, vers dix heures, Gallore, qui avait réussi à se faire passer pour un oncle et pouvait rester près d'elle plus longtemps, l'avait appelé pour lui dire qu'elle était "proche de la fin", et qu'elle souhaitait les voir tous ensemble. La migraine avait commencé, sourde, entêtante. Il avait appelé tout le monde, Elisa d'abord, puis Nathalie, puis Jean-Louis, puis Abraham. Puis il avait couru vers l'hôpital. Il était arrivé le premier, retrouvant Ernest penché sur elle, tenant d'une poigne douce sa petite main frêle, en silence. Il s'était approché et elle avait souri, comme si de rien n'était. Elle avait l'air si faible, l'athlète confirmée, la danseuse, la guerrière, réduite à l'état de fantôme triste au fond d'un lit d'hôpital. Il avait tenté de lui rendre son sourire, tout en sachant qu'il n'y parviendrait pas. Sa respiration était rauque, et dans son regard tout semblait s'éloigner, quitter le monde. Ernest avait croisé le regard de Thomas, "bientôt, très bientôt", un désespoir palpable l'enveloppant comme une cape. Sandra semblait concentrée, semblait lutter contre ce départ forcé, comme si elle attendait. Mais pour la première fois depuis qu'il la connaissait, Thomas la voyait perdre la bataille. Epuisée, éreintée, elle n'arrivait plus à rester. Jean-Louis et Rachid étaient arrivés alors, sans un mot, et Jean-Louis s'était précipité vers elle, un sanglot déchirant son grand corps maigre. Et au même moment elle avait crié : "Non, pas tout de suite, ce n'est pas juste ! Ils ne sont pas encore là, pas encore. Aide-moi Jean-Louis, je n'y arrive plus ! Je n'y arrive plus toute seule et ils ne sont pas encore là."
Thomas n'avait pas entendu la réponse de Jean-Louis, il avait remarqué sa grande main noire serrer contre son coeur la tête de sa petite amie, qui convulsa une dernière fois puis se tint immobile. Sa migraine empira, emplit son être tout entier, emporta son esprit au-delà de lui-même. Il se laissa tomber au sol, près de Rachid qui pleurait toutes les larmes de son corps. Elle était partie. Immédiatement ou presque, ils furent chassés de la pièce par une infirmière, retrouvant Elisa dans le couloir. Il l'avait serrée dans ses bras, puis tout était devenu noir.
Il se retourna, contemplant le plafond lambrissé de la chambre de Nathalie, expira. Elle passa la main le long de son torse.
-"Elle était si triste qu'on ne soit pas tous là, tu sais ? J'ai pas réussi à faire venir les gens assez vite. J'aurais tellement voulu qu'elle ait droit à ça..."
-"Tu ne pouvais pas les téléporter. Tu as fait ce que tu as pu."
-"Je sais. Il m'a fallu tout ça, aujourd'hui, toi, et tout, pour m'en rendre compte. J'ai fait de mon mieux. Mais ça n'a pas suffi. Elle kiffait tellement quand on était tous ensemble, juste à traîner. Et nous aussi. On pouvait rien faire pour l'aider, tu vois ? A part être là. Et c'est arrivé tellement vite qu'on n'a pas pu faire ça, même ça. Et c'est nul."
-"Elle devait le savoir. Que vous essaieriez, que vous ne risquiez pas de l'oublier. Que vous étiez là pour elle. Ca fait beaucoup, quand même."
-"Tu as raison." Il laissa passer un long moment en silence, perdant son regard dans les noeuds du bois au plafond.
-"C'est pas comme ça que j'imaginais ma première fois.", déclara-t-il, songeur. "Ca en fait, des émotions. Des choses à réfléchir..."
-"Tu aurais préféré un autre moment ? Un autre endroit ?", demanda Nathalie, d'une voix calme.
-"Je ne crois pas, non. Et on était prêts, alors ça va. J'ai... pas été trop... nul ?"
-"Tais-toi", répondit-elle en lui jetant un petit oreiller à la figure. Il la serra dans ses bras. Son mal de tête était passé. Il jeta un oeil à l'horloge. Ils avaient peut-être encore le temps.

Comment tombent les héros - Troisième partie (4)

Elisa.

Seule dans sa chambre, Elisa jetait frénétiquement des notes dans son petit carnet noir. Elle avait aménagé dans sa chambre un bureau, éclairé par une petite lampe borgne. Au-dessus, une étagère de bois noir contenait tous les grimoires qu'elle avait empruntés à Van Helsing. Il l'avait souvent exhortée à la méfiance, les auteurs de ces ouvrages ayant été pour certains complètement fous, et pour la plupart ivres de pouvoir. Elle avait acquiescé. Bien sûr qu'elle ferait attention. Bien sûr qu'elle n'utiliserait aucun sort trop puissant. Bien sûr qu'elle savait que ce jeu était dangereux et qu'il y avait toujours un prix à payer. Et tout au long de sa courte carrière de magicienne, elle s'était toujours tenue à ces recommandations. Nicolas apparut dans un souffle.
-"Ca va ? Je peux rester ? Qu'est-ce que tu fais ?"
-"Je travaille pour ce soir", répondit-elle, levant à peine les yeux, "je veux essayer quelque chose."
-"Tu t'en sors ?"
-"Quand je ne suis pas interrompue par mon esprit malin préféré.", répondit-elle vaguement.
-"Tu travailles trop dur. Tu devrais te reposer."
-"Demain, ça sera fini. Je me reposerai à ce moment-là."
-"Tu ne veux pas me dire sur quoi tu travailles ?"
-"C'est une surprise. Mais aucun danger, tout devrait bien se passer si je ne me trompe pas. J'aurai besoin de toi, d'ailleurs, un peu plus tard."
-"Tu ne veux pas me dire sur quoi tu travailles ?"
-"Non." Et elle se replongea dans ses notes.
Nicolas jeta un oeil sur les livres ouverts devant elle. Magie noire, rituels, tout ça ne lui disait rien qui vaille.
-"Tu sais..." Elle posa son carnet sur le bureau, agacée, et leva les yeux sur lui. "La vie après la mort, ce n'est pas une solution. On souffre, tu sais, on est seul. Même avec des amis... C'est compliqué, on n'est quand même pas vraiment là."
-"Tu choisis maintenant pour me parler de tes problèmes ? Tu ne vois pas que je suis occupée ? J'ai des choses à faire pour ce soir, des choses importantes."
-"Justement je, enfin... j'ai peur pour toi, pour ce que tu vas faire. Depuis ce jour-là tu t'es renfermée, tu ne partages rien, tu es toujours derrière un bouquin. J'ai peur que tu t'enfermes toute seule."
-"Tu m'espionnes ? Tu viens ici regarder ce que je fais ?"
-"Non, pas du tout, je ne viens jamais sans me montrer et tu le sais. On en a discuté."
-"Alors qu'est-ce que tu sais de ce que je fais ? Tu trouves que je ne m'occupe plus assez de toi ?" dit-elle d'un ton mi-colérique, mi-soucieux.
Nicolas soupira, sa silhouette translucide devenant plus floue encore.
-"Je ne te reproche rien. J'ai juste peur que ce truc que tu fais, en ce moment, ne résolve rien. J'ai peur que tu te lances dans une expérience que tu ne contrôleras pas, à cause du chagrin, à cause de tout ce que tu as perdu. Je sais de quoi je parle, j'ai aussi perdu des amis tu sais..."
Elisa se leva et s'approcha de lui. Elle planta son regard dans le sien. Il y lut une détermination sans faille, une certitude que rien ne pourrait ébranler. Et, derrière, une petite lueur de reproche. Il s'apprêtait à capituler quand elle posa une main sur son bras.
-"Je sais ce que tu penses, et tu te trompes. Je suis un peu déçue que tu penses ça de moi. Par contre, je lui ai fait une promesse," ses yeux s'embuèrent de larmes, qu'elle chassa d'un mouvement de tête, "et je vais la tenir. Je ne vais pas passer des heures à t'expliquer ce que je vais faire, pour être honnête je me fous de savoir ce que qui que ce soit dira, je lui ai fait une promesse et je vais la tenir. Je n'ai pas assez de temps pour te rassurer, je n'ai pas assez de temps pour t'expliquer pourquoi il est nécessaire de tenir une promesse faite à la personne qui t'a sauvé la vie, quand elle pleurait toutes les larmes de son corps parce qu'elle avait tellement peur, parce qu'elle avait compris qu'elle allait tout perdre et qu'elle se demandait pourquoi." Elle ne réussit pas cette fois à ravaler ses larmes. "Et tu n'arriveras pas à me convaincre que je ne sais pas ce que je fais, apparemment moi non plus. Tu ne me fais pas confiance, en fait, et je ne perdrai pas de temps à te rassurer." Elle soupira pour se calmer, et reprit d'une voix blanche : "Alors tu dégages. Tu viendras ce soir si tu veux et on en parlera si tu veux, mais après, parce que je n'ai plus de temps pour toi et que tu m'as fait mal, et que je n'ai pas besoin de ça maintenant. Tu t'en vas, Nicolas. Et tu ne reviens que quand tu sauras de quoi tu parles."
Elle se détourna de lui. Il disparut sans un mot, et elle se remit au travail.

Comment tombent les héros - Troisième partie (3)

Thomas.

Seul, sous un jet puissant, à la limite du supportable, Thomas réfléchissait. Ils n'avaient pas été prêts pour tout ça. Ils avaient espéré jusqu'à la fin que tout finirait bien, qu'ils continueraient ensemble leurs petites vies d'aventures, le lycée, les amours... Et puis Sandra avait été emmenée, bye-bye, n'oubliez pas d'écrire, je m'en fous je suis morte, continuez sans moi. Et il avait essayé. Et la première chose qu'il avait faite était d'oublier Wilhelm. Minable. Tu n'as rien dans le crâne, mon pauvre, un de ses meilleurs potes et tu t'en occupes pas, tu t'occupes de ta nana, de ta gueule, et tu ne résous rien. Elisa est en train de péter un câble sous tes yeux, à faire je ne sais quoi toute seule tout le temps, avec son fantôme, et toi tu restes là. Tu avais une pauvre chose à penser et tu as oublié. Pauvre paumé.
Des larmes amères, lourdes de colère et de frustration, se mêlaient à la douche sur son visage.
"Arrête ! Réfléchis ! Il reste des choses à faire, des solutions à trouver, alors passe ton temps là-dessus, calme tes nerfs et avance !"
Il résista un moment, mais soudain un gouffre noir s'ouvrit sous ses pieds. Il sentit le sourire de Sandra, sa manière d'avancer sans questions, de ne jamais baisser les bras, et il sut à cet instant précis que cette période de sa vie était terminée. Un long sanglot rauque monta en lui, une insondable tristesse. Il se laissa glisser le long de la paroi de la douche, et resta assis, terrassé par le chagrin.
Nathalie ouvrit la paroi de plastique de la douche. Elle étreignit sa tête et la pressa contre sa poitrine, s'agenouillant contre lui, et lui murmura "C'est bien, c'est bien, laisse-toi aller, tu as le droit, je suis là." Thomas leva la tête :
-"C'est fini, Nat', elle est partie. C'était notre copine et elle sera plus jamais avec nous. Et j'ai rien pu faire ! On a rien pu faire pour lui éviter ça. On sera plus jamais tous ensemble. On se connaissait pas assez, on n'a pas eu assez de temps, et on pourra plus jamais."
Nathalie le serra plus fort, s'assit à côté de lui. Il se laissa aller contre elle, pleurant en silence, dans la chaleur de l'eau sur son corps. Elle saisit sa tête entre ses mains, leva son menton, et y déposa un court baiser qu'il lui rendit, puis un second, plus long, immisçant sa langue dans sa bouche entrouverte, et le pressa contre lui. Il la plaqua contre lui et se perdit entre ses lèvres. Délicatement il la souleva et l'assit sur ses jambes, l'enserrant de ses grands bras, savourant son goût presque sucré et la douceur de sa peau. Doucement, tout doucement, elle le guida en elle, utilisant le mouvement berçant de leurs respirations simultanées. Il se cambra pour mieux la sentir, saisissant un sein dans sa paume. Elle posa sa tête sur son épaule et crispa ses doigts dans son dos.
La douche coulait toujours, couvrant leurs soupirs.

Comment tombent les héros - Troisième partie (2)

Ernest, Wilhelm, et Abraham.

-"Des gamins ! Des gamins pour sauver le monde ! Pour lutter à notre place, pour tuer, mourir, et porter nos croix ! Et personne n'en sait rien, ça ne touche personne. Nous compilons le tout dans nos chroniques, dans des articles de la très respectée Revue des Occultistes, tout juste bonne à s'essuyer le postérieur, dirigée par cette vieille baderne de De La Roseraie de Brocéliande, aristocrate de mes fesses, nous remplissons des pages et des pages, mais tout nous échappe ! La magie des victoires, le merveilleux des découvertes, la douleur des défaites, rien n'est écrit dans nos livres. Des gamins, Abraham. Et ils réussissent ! Et ils crèvent quand même, pendant que Monsieur De Brocéliande - j'ajouterais d'ailleurs que Brocéliande sent le lisier de porc (forcément, la Bretagne...), et qu'on n'y a rien observé depuis au moins cinquante ans - De Brocéliande publie un petit article sur les intérêts comparés du rituel de conjuration de la Samhain original ou de la variante de von Strauzenberg - dont tout le monde se fout, d'ailleurs."
La bouteille de vieil armagnac descendait à vue d'œil. Van Helsing ne sentait plus tellement son grand âge, mais l'inclinaison constamment mouvante de sa table - sans doute un effet secondaire du rituel - remuait en lui un sentiment de malaise qu'il tenta d'apaiser d'une nouvelle rasade. Ernest essayait en vain de fixer son regard, appuyant ses paroles de grands gestes emphatiques. Wilhelm ronflait paisiblement sur sa chaise, blotti dans sa couverture, son quatrième verre à peine entamé.
Van Helsing inspira :
-"J'ai connu l'arrière-arrière-grand-père De Brocéliande. C'était une brute qui passait son temps à chasser la fée avec une meute de chiens, pour se faire bien voir du clergé. Une vie emplie de frustrations, d'ailleurs, vous pensez bien que les Féériques l'entendaient venir de loin. Mais il avait de la suite dans les idées. Je crois que ses dernières paroles furent "J'ai encore le temps d'en attraper une, Seigneur." Un brave homme, somme toute, pétri d'enthousiasme. Je crois que le fils est un jour tombé sur le dernier représentant Féérique qui fermait la brèche. Il paraît qu'il lui a fait un vilain geste, a crié 'Pour votre Papa !' et qu'il a disparu. J'imagine que, le portail fermé, les descendants ont dû se rabattre sur des travaux plus théoriques."
-"Exactement, exactement," ânonna Ernest "le théorique, l'abstra...bstrac...ction, le vide insertidéral de la pensée... suffisante.", lâcha Ernest, réprimant un hoquet.
-"Ils ont toujours refusé mes soumissions." ajouta-t-il tristement. Le silence s'abattit sur la pièce, troublé seulement par les ronflements réguliers.
-"S'ils avaient vu ce que vous avez vu, cher ami, ils vous auraient porté en héros."
-"J'aurais eu droit à une médaille, peut-être."
-"Une statue, mon cher, une statue !"
Ernest remplit leurs verres, songeur. La rêverie tourna court.
-"Plus rien ne sera comme avant. On ne peut pas être le chroniqueur de la fin de l'innocence.", lâcha Ernest, son ton descendant d'un octave.
Wilhelm, agité par quelque songe, se tourna en grognant. Van Helsing porta son verre à ses lèvres, une larme unique coula de son œil droit pour se perdre dans ses rides.
-"Sauf quand on est un lâche. Et que pour protéger son logis, on prend le risque que tout s'écroule." Le visage d'Amelia s'imprima sur sa rétine, comme il l'avait vue pour la dernière fois. "Vous ai-je déjà raconté les circonstances de ma venue ici ?" Il but un long trait de son verre.

Comment tombent les héros - Troisième partie (1)

Thomas.

Main dans la main, Thomas et Nathalie, par les chemins de traverse, se dirigèrent vers le petit pavillon campagnard occupé par Nathalie et son père. La police de Ferney, malgré les renforts envoyés par la préfecture suite à la mort par arme blanche du Commissaire, n'était pas en mesure d'effectuer une chasse à l'homme correcte, et comme personne ne connaissait mieux les secrets de la petite ville que Thomas lui-même, il bénéficiait somme toute d'une liberté de mouvement satisfaisante. Il avait même trouvé un appartement vide, pas trop vétuste, auquel il ne manquait que l'eau courante. Il avait donc laissé quelques affaires chez elle, cachées derrière les livres de la bibliothèque de Nathalie. M. Armand, le père de Nathalie, tenait une boutique d'armes à feu un peu en dehors de la ville. Ce n'était probablement pas un mauvais bougre, certes, mais il avait "une vie qui ne va que dans un sens", comme avait l'habitude de dire Nathalie, qui malgré tout l'adorait. D'après elle, il n'avait jamais tiré sur un être vivant, pas même une plante, mais il aimait les armes, respirer l'odeur de la poudre, maîtriser ses flingues comme on apprend la guitare. Le soir, un dîner léger avalé, il quittait son domicile à sept heures précises, passait très exactement une heure et quarante-cinq minutes dans un ancien bunker qu'il s'était aménagé, pour tester la précision de sa dernière acquisition, puis il se rendait au Bug, l'un des rares bistrots du coin, où il restait jusqu'à dix heures, buvant deux bières. Il rentrait ensuite, vérifiait les devoirs de Nathalie, l'écoutait raconter sa journée, lui souhaitait bonne nuit, puis s'enfermait dans son bureau pour faire ses comptes, s'informer sur les derniers modèles de mitrailleuses automatiques calibre 12'6'', ou regarder la télévision.
Il laissait le champ libre à sa fille, et pour le remercier elle "faisait son boulot de lycéenne", avançant tranquillement, sans faire de vagues. Thomas adorait ça, ce calme, cette ligne droite qu'elle traçait d'un point vers un autre, et qui à sa grande surprise s'était arrêtée près de lui. Resserrant doucement ses doigts, il lui jeta un petit regard en coin. Petite et blonde, toute ronde, ses grosses lunettes cachaient mal un regard d'une douce intelligence qu'il semblait redécouvrir à nouveau à chaque fois qu'il y plongeait les yeux. Elle était, aujourd'hui, son refuge. Et il en avait bien besoin, sa tristesse s'abattant en grosses gouttes grisâtres sur ses souvenirs.
Sandra. Sandra, tu fais chier. Sandra, tu me manques, reviens t'amuser avec nous. Sandra, ma pauvre petite Sandra, t'avais pas mérité ça, c'est pas juste, on a rien eu le temps de faire tous ensemble, tu étais déjà partie. Il crispa ses doigts entremêlés à ceux de Nathalie. Elle lui adressa un petit sourire triste. Ils arrivaient.

Comment tombent les héros - Deuxième partie (4)

Thomas.

Une petite horloge de cuivre poli tiquait dans un coin de la pièce. Ils étaient assis, tous ensemble, en silence. Wilhelm, toujours le chasseur, mais aussi discrètement que possible, tentait d'extraire sa lame de la tête monstrueuse, probablement pour la dépecer ensuite, ajoutant à son énorme collection de crânes bizarres. Thomas ignorait jusqu'à son âge, mais d'après ses dires il était encore jeune. Wilhelm parlait des chasses de ses aînés avec un respect confinant à la révérence, et avait à plusieurs reprises mentionné que le pire de ce qu'ils avaient combattu aurait été balayé d'un revers de la main par ses deux parents. Lorsque Elisa et Ernest avaient ouvert le portail, il traquait la bête depuis une semaine, disposant des pièges, des chausses-trappes, cachant ça et là des armes à même de percer son réseau de muscles, tendons et cartilages. Malheureusement, le signal que les deux magiciens avaient envoyé avaient indiqué sa position, et toute la belle embuscade qu'il avait préparée s'était changée en fuite éperdue à travers la plaine. Malgré son caractère fort diminué, la créature leur avait tenu tête ("c'est le cas de le dire...", pensa Thomas) et avait causé de nombreux dégâts. Sans parler de leur ami chasseur, qu'elle avait mordu à plusieurs reprises. Il ne leur en tenait pas rigueur. Thomas était convaincu que Wilhelm (de son vrai nom Flipotrom Excruciax, héritier de la caste dominante de sa dimension) préférait à la tradition ancestrale de la chasse solitaire les nombreuses batailles qu'ils avaient livré ensemble. La première fois qu'il était apparu, dans leur parc, durant l'une de leurs pauses post-patrouille, il était arrivé par hasard, poursuivant une proie. Il avait réussi à tenir tête à Sandra pendant un moment, avant qu'ils ne se rendent compte qu'ils n'avaient aucune raison de se battre. Il avait choisi un nom humain dans un des livres de Van Helsing, parce qu'il aimait bien le W. Et il ne les avait quittés qu'à regret, après plusieurs batailles et une convocation magique de l'un de ses précepteurs. La dernière bataille était gagnée, et plus rien ne le retenait. La Chasse de son peuple l'appelait. Il était parti. Et revenu pour enterrer les morts. Lorsqu'il avait appris le destin de Sandra, un long râle rauque avait secoué son énorme carcasse. Puis il avait demandé comment on disposait des corps des guerriers dans leur dimension. "Pfah !", avait-il craché, "on dispose ici des héros comme de vulgaires Aarok'rhaan ! Comme si sa Chasse avait été abandonnée !" Il avait ensuite entrepris d'expliquer que chez lui, les morts au combat, issus de n'importe quelle caste recevaient les honneurs de tout leur peuple, même en cas de sécession malheureuse. Elisa avait haussé les yeux vers Thomas, et avait semblé vouloir lui dire quelque chose. Puis elle s'était ravisée.
Ensuite, Wilhelm s'était assis, sa chaise craquant sous son poids, et il s'était attaqué à son dernier trophée.
La petite horloge sonna sept coups. Nathalie se tourna vers lui :
-"Mon père doit être parti maintenant. Tu veux prendre une douche ?"
Thomas acquiesça. Ils serrèrent leurs amis dans leur bras, et s'apprêtèrent à partir. Au moment où ils franchissaient la porte, Elisa lança :
-"Rendez-vous dans notre parc, ce soir, à minuit."

Comment tombent les héros - Deuxième partie (3)

Ernest.

Se tenir occupé, voilà ce qu'il lui fallait. Ne pas penser à elle, ne pas penser à son échec à la sauver, à son impuissance. Travailler sur des choses simples, des choses qu'il maîtrisait un peu. Ne pas rester seul aussi. Il avait passé ces quelques jours plongé dans une concentration intense, il avait bloqué le monde alentour pour ne pas se laisser distraire, et quand elle était morte il s'était retrouvé seul, entièrement seul. Et quand il avait dû retourner à sa vie, il l'avait vue d'un oeil nouveau. Et il n'avait pas apprécié ce qu'il y avait vu : une bibliothèque vide et silencieuse.
Il finit de dessiner le pentacle à la craie, et y plaça la couverture. Une courte incantation plus tard, et le portail était ouvert. Ne restait plus qu'à attendre, quelques dizaines de minutes, en espérant ne pas attirer un autre voyageur. La jeune fille était restée près de lui, dans le vieux garage jouxtant la boutique de Van Helsing, patientant avec lui.
-"Elle a eu de la chance de vous avoir, je crois, de savoir que vous vous occupiez d'elle.", commença Elisa, brusquement. "Et là vous vous occupez encore d'elle, d'une certaine manière. Je crois qu'on pourrait presque aller jusqu'à vous dire merci."
-"J'ai fait si peu. Je n'ai rien réglé, rien résolu. Je n'ai, comme d'habitude, servi à rien."
-"Je n'irai pas jusque là. Allez, Ernest, où est passée votre légendaire confiance en vous ? "
-"Je suis désolé."
-"Vous savez, pire que perdre une amie, pire que se dire qu'elle ne sera jamais plus avec nous à traîner, pire que se dire qu'elle n'est plus là pour nous protéger, il y a le fait que personne n'a eu le temps de lui dire au revoir." Ses mains crispées sur le vieil ouvrage tremblaient. "Cet enterrement, ça ne voulait rien dire, on n'enterre pas un super-héros comme quelqu'un de... de normal. On n'a même pas pu lui montrer à quel point elle comptait pour nous. Et j'ai besoin de le lui dire. On a tous besoin de le lui dire, pour que ça ait un sens, pour qu'on puisse avancer. Pour que vous redeveniez vous, pour que tout le monde redevienne comme avant."
-"Hélas, aujourd'hui, les héros se font rares. Nous avons oublié comment les accompagner honorablement vers leur prochaine demeure. Malheureusement ceci n'implique pas que nous soyons plus aptes à les oublier."
-"Il nous faut quelque chose de plus fort, quelque chose qui aura vraiment un sens. Vous verrez, je vais trouver une solution."
-"Qu'est-ce que vous voulez dire par..."
L'air craqua, un coup sec, amenant avec lui une odeur d'ozone. Un courant d'air se leva, semblant venir de partout. Une nuée d'étincelles vertes crépitait devant eux, grandissant à vue d'oeil.
-"Quelque chose s'approche !", cria Ernest, sa voix rendue presque inaudible par le vent qui les giflait en bourrasques venant de toute part.
Au coeur de la nuée, on pouvait désormais apercevoir, superposé aux parois de béton brut du garage, un paysage torturé, au ciel gris zébré d'éclairs rouge. Quelques arbres décharnés masquaient une lune immense. Au loin, ils distinguaient une forme humanoïde qui semblait courir vers eux.
-"C'est Wilhelm ?" hurla Elisa.
-"Je crois, mais il semblerait qu'il ne soit pas seul."
Derrière la forme, un peu plus précise maintenant, une créature courait à quatre pattes. Wilhelm jetait de temps en temps un regard rapide derrière son épaule, et accélérait tant qu'il le pouvait quand il sentait l'étrange créature le talonner de trop près. Ernest remarqua la grâce féline de la bête, sa musculature puissante luisant sous la lune. Ses crocs gigantesques, aussi.
-"Il faut que nous fermions le passage derrière lui ! Si cette chose passe le portail..."
-"Merci, je crois que j'avais compris !", le rabroua Elisa. Wilhelm et son monstrueux poursuivant étaient tout proches, maintenant. Il la vit se préparer à prononcer la formule à la seconde où il toucherait enfin le sol du garage. Sa concentration était à son paroxysme, elle n'avait pas le droit à l'erreur.
Wilhelm se jeta en avant, à travers la faille. La bête, désarçonnée par les lumières, hésita un instant avant de bondir à son tour. Trop tard ! Ernest entendit Elisa lancer une imprécation, le vent tomba et, alors que Wilhelm se rétablissait sur ses pieds, tout redevint calme.
L'instant d'après, Thomas, Nathalie et Van Helsing, lourdement armés, pénétraient dans le garage.
Wilhelm, essoufflé, se tourna vers eux, un large sourire de soulagement rayant son visage écailleux d'une corne à l'autre :
-"Les autres dimensions, ça fait aussi bizarre la deuxième fois."
Thomas, Elisa et Nathalie se précipitèrent sur lui et l'étreignirent tous ensemble, plaisir et douleur sur leurs visages.
-"Eh bien ? Il s'est passé quelque chose ?"

C'est à ce moment précis qu'un hurlement déchirant emplit la pièce. Puis la tête de la bête, sectionnée au cou, attaqua.

Comment tombent les héros - Deuxième partie (2)

Elisa.

Cachée derrière une gigantesque pile de livres posée sur le comptoir, Elisa prenait des notes. Le rituel demandait une certaine préparation. D'après ce qu'elle avait glané au cours de l'année, il était relativement simple d'entrer en contact avec une autre dimension. Mais une fois le portail ouvert, trouver une personne spécifique s'avérait un défi de taille. Et en cas d'erreur, qui pouvait savoir ce qui serait contacté ?
Ernest se tourna vers elle :
-"Je crois que nous avançons."
Elisa leva la tête. Il avait perdu du poids et son perpétuel gilet à carreaux pendait le long de son torse. Un des pans de sa chemise dépassait, et il semblait perdu, comme s'il ne trouvait plus dans ses recherches aucune satisfaction. D'ordinaire enthousiaste au point d'en être difficilement supportable, il avait l'air de tourner en rond, relisant plusieurs fois le même passage, marmonnant dans son début de barbe, soupirant de frustration.
-"Vous voulez que je vérifie ?"
-"Nous y sommes presque, Elisa. Je dois simplement traduire un dernier passage. Est-ce que l'un d'entre vous possède un effet personnel ? Un objet auquel il tiendrait particulièrement ?"
-"Il avait une espèce de couverture dans sa caverne, je crois, quand il venait ici. Peut-être est-elle encore là-bas ? Sinon, je ne vois rien. Je peux demander à Nicolas d'aller voir."
La gaffe ! Elisa se mordit la lèvre. Mentionner Nicolas devant Ernest était une grosse bêtise. Il détestait les fantômes, et il avait même tenté de renvoyer Nicolas et Saturnin dans l'Outre-Monde, lorsqu'ils s'étaient tous rencontrés. A l'époque, il n'y avait ni Source, ni rien, juste deux fantômes un peu crétins qui avaient semé la panique dans le lycée, pour s'amuser. Ernest avait décidé de tenter un exorcisme, mais Sandra, Thomas, et elle-même en avaient décidé autrement. Ils s'étaient moqués de lui, l'avaient ridiculisé, et il était parti. Malgré elle, un petit sourire se dessina sur ses lèvres. Lui, le professeur, le spécialiste tyrannique et imbu de lui-même, contre eux, les trois gamins courageux ("et un petit peu imbus de nous-mêmes", ajouta-t-elle malicieusement). Ils avaient eu raison, et ils avaient gagné. Mais elle se demandait comment il allait réagir devant le souvenir "vivant" de son cuisant échec.
-"Nicolas, votre fantôme, n'est-ce pas ?" Ernest interrompit sa rêverie. "Eh bien soit, nous sommes pressés par le temps, ça fera l'affaire." Il avait à peine hésité. Drôle de type.
Elisa se concentra une seconde. Depuis la grande bataille, contacter Nicolas lui semblait aussi naturel que de parler.
-"Comment... va-t-il ?", hésita Ernest.
-"Comme un fantôme, je crois. C'est difficile à savoir, avec lui, mais je crois qu'il est assez heureux ces temps-ci."
-"Je le sais, parce qu'il vient me voir la nuit, et que je lui parle, que je le garde près de moi, et que c'est mon amoureux, un amoureux bizarre mais mon amoureux quand même, et je l'aime, et vous ne pouvez probablement pas comprendre, mais c'est comme ça", pensa-t-elle.
-"C'est bien, j'imagine", hasarda Ernest. "Ah, le voilà qui arrive."
Elisa sentit comme un souffle sur sa peau. Une vieille couverture, grise de poussière, sur laquelle on pouvait à peine deviner les personnages d'une série de films de science-fiction se déroulant il y a bien longtemps dans une galaxie très lointaine, venait d'être posée délicatement devant eux. Nicolas lui murmura à l'oreille : "Je m'en vais. A ce soir.", puis disparut dans un souffle s'attardant un instant sur sa joue.
-"Merci.", lança Ernest à l'aveuglette.
-"Il est déjà parti. Je crois que vous lui faites un peu peur. On se remet au travail ?".
-"Allons-y."

Comment tombent les héros - Deuxième partie (1)

Thomas.

La clochette tinta, ce vieux bruit de cuivre dissonant qu'il adorait. Thomas s'était toujours demandé quel âge avait la boutique d'Abraham. Il savait que le vieil homme était plusieurs fois centenaire, et peut-être avait-il ouvert sa boutique quand il était juste un peu plus vieux qu'eux, dix-huit ans, peut-être. Il souffla sur son café, profitant de la chaleur de la tasse pour dégourdir ses doigts. Ils étaient assis, comme si souvent, autour de l'antique table de chêne qui servait à la fois de bureau, de débarras, et de table à manger au vieil homme. Nathalie parlait à voix basse avec Elisa, une main posée sur son épaule, le rassurant de sa présence. Abraham fumait sa pipe en silence, ses yeux s'égaraient de temps en temps sur une feuille de papier, un vieux bouquin poussiéreux...
Ernest pénétra dans la pièce, son habituel maintien un lointain souvenir, des poches sous ses yeux gris. Il salua sobrement les occupants, puis resta debout, oscillant légèrement. "C'est marrant", pensa Thomas, "ce type, qui n'a pas arrêté de nous engueuler, de critiquer tout ce qu'on faisait, il a toujours été derrière nous. Il en a vu de drôles, et il a toujours suivi. Et il a tout donné pour elle, sur la fin. Je me demande s'il a dormi plus de deux heures sur ces trois jours, le nez dans ses bouquins. Et depuis qu'elle est morte on dirait qu'il a tout perdu. Pauvre vieux." Il se leva, alla chercher une tasse, la remplit de café, un nuage de lait, et l'apporta à Galore. Celui-ci balbutia un "merci" gêné, et s'assit à sa place, sur la droite de Van Helsing. Ils étaient presque tous là, les compagnons habituels. Ne manquaient à l'appel que Rachid et Jean-Louis, et Wilhelm.
-"Putain !", s'écria Thomas, bondissant de son siège, "on a oublié Wilhelm, il ne sait pas, il faut le prévenir ! Quelqu'un sait comment le joindre ? Quelqu'un y a pensé ? On est trop cons, il ne sait pas."
-"Il est rentré chez lui, Thomas," répondit Nathalie, sur un ton triste. "Il ne reviendra peut-être jamais."
-"Mais il faut qu'il le sache, c'est notre ami, il ne peut pas rester sans savoir. Il a déjà manqué la cérémonie, il a déjà manqué..." Thomas s'arrêta. Sa voix tremblait, tout son corps sembla se mettre en branle, un long sanglot montait en lui et il ne savait pas l'arrêter. "Il a pas pu lui dire au revoir.", coassa-t-il, de grosses larmes amères coulant sur sa joue. "Il a pas pu lui dire au revoir", répéta-t-il dans un souffle, avant de se laisser tomber sur sa chaise, sur la table.
Elisa, depuis sa chaise, le regardait étrangement, semblant chercher à fixer la scène dans sa mémoire. Elle n'esquissa pas un geste, mais son regard bleu électrique s'anima d'une étrange manière.
Nathalie se pencha sur lui, et passa la main dans ses cheveux, tentant de le calmer de sa voix douce entre deux sanglots. Elisa le regardait, interdite. Voir ce grand garçon taciturne manifester autant d'émotion était plus étrange encore que tout ce qu'ils avaient vécu.
Ernest s'éclaircit la gorge :
-"Il est peut-être possible de le contacter. Si l'un de vous veut bien m'aider."
Elisa sembla arriver à la conclusion de ses pensées, avant de bondir sur ses pieds :
-"Qu'est-ce que je dois faire ?"

Comment tombent les héros - Première Partie (7)

Journal d'Ernest Galore – Extraits.

5 novembre,
La bataille est terminée. Et quelle bataille ! La simple présence du Dieu Précurseur de F-V (dont le nom était, semble-t-il, Nerkha-Dîn, apparemment la graine de la légende du Marchand de Sable, j'y reviendrai) a jeté sur la ville un enchantement extrêmement puissant. A l'exception de quelques-uns d'entre nous, toute la population a été plongée dans un profond sommeil, permettant aux serviteurs du Marchand de Sable de se repaître de son énergie vitale et de l'envoyer à leur sinistre maître. Comme je l'ai raconté précédemment cependant (cf. 22 octobre), la seule force suffisante pour le vaincre était le pouvoir de la Source - dans son intégralité ! Notre jeune héroïne, contrainte et forcée, a dû combattre le précédent dépositaire, et se saisir des derniers restes de la Source. Puis, après un combat épique (dans lequel je me suis illustré du mieux que je pouvais), nous réussîmes à renvoyer en Enfer le Marchand de Sable. A l'heure où j'écris ces lignes, la ville sort de son sommeil, et le devoir accompli nous berce. Apparemment cependant, tout va pour le mieux pour la jeune Sandra. Je n'ai trouvé aucune indication sur le devenir des autres dépositaires du pouvoir d'une Source, et je ne sais pas ce qu'il adviendra d'elle. Mais j'ai bon espoir, le Bien a triomphé ; les pertes de la veille, un tribut suffisamment lourd à notre bataille.

15 novembre,
Tout est allé très vite. Trop vite. Je n'ai pas eu le temps de chercher mieux. En trois jours, la Source s'est tarie, et après elle, la jeune Sandra. Les docteurs ont diagnostiqué une forme rare de leucémie, je crois... Comment auraient-ils pu savoir ? Chaque jour, depuis une semaine, nous l'avons vue se faner un peu plus. A son chevet, chacun à notre tour, nous sommes restés à ses côtés. Elle était même trop faible pour parler. J'aurais pu, peut-être aurais-je dû, faire des expériences, mesurer le phénomène scientifiquement, mais le sujet était trop proche. L'enthousiasme des débuts avait laissé la place à l'impuissance. Elle a poussé son dernier soupir aujourd'hui. Je n'ai plus envie d'écrire.

Comment tombent les héros - Première Partie (6)

Abraham.

Il rangeait ses livres et nettoyait ses étagères. Chaque tranche mal alignée, chaque trace de poussière, chaque décalage dans les piles branlantes qui envahissaient, à l'exception de petits chemins permettant de traverser, le sol de sa boutique. Il s'occupait comme il pouvait, mais chaque mouvement lui coûtait désormais, comme si cette nouvelle perte, ce nouveau deuil... et il était d'un seul coup rattrapé par son âge. Abraham Van Helsing, trois cents ans, une broutille, mais qui semblait désormais être ressentie par chacune de ses articulations. Mais c'était peut-être ça, qu'il cherchait, cette douleur, pour ne plus sentir le vide. Il avait disposé de plus d'années, mais avec une vie si longue il avait perdu plus que beaucoup. Son épouse d'abord, sa fille, son premier élève, et maintenant la seconde, celle qui avait repris le flambeau. Il n'y en aurait plus, après elle. Il était trop vieux et cela lui coûtait trop. On s'y faisait, peut-être, mais pas lui, plus maintenant.
La clochette de l'entrée retentit, malgré le panneau FERME accroché bien en vue sur la porte. Sans un mot, Elisa, Thomas, et Nathalie franchirent le seuil de l'arrière-boutique. Qu'ils étaient graves, ces enfants, qu'ils avaient déjà tant vécu, qu'ils avaient souffert ! Il posa son plumeau, et s'approcha.
-"Ils l'ont enterrée, Monsieur Vé", déclara Elisa d'une voix blanche, "elle a fini par mourir à petit feu devant nous ! Elle était pas censée mourir comme ça, c'est pas juste. Elle a tellement fait pour tellement de monde. Et si vous aviez vu, si vous aviez vu comment ils l'ont traitée, toute seule dans une boîte, toute seule dans la terre, ils la connaissaient pas, ils..."
Elle s'interrompit. Il l'étreignit, de ses vieux bras noueux. Il la laissa blottie contre lui, une grosse larme coulant sur sa joue, perdue dans ses rides. Elle était glacée, dans ses habits d'hiver.
-"On est restés assis comme des cons dans le parc pour une heure."
Thomas s'était affalé sur Nathalie, assise par terre dans son recoin favori, regard vide. C'était la première qu'il entendait Elisa parler de la mort de leur copine. Elle n'avait rien dit ou presque depuis ce jour-là, se contentant d'acquiescer de temps en temps. Il se faisait un peu de souci pour elle, en fait, toujours toute seule, un demi-sourire triste perpétuellement collé, comme si elle allait éclater d'ici peu.
-"On voulait pas bouger, mais on a commencé à avoir les doigts tout bleus. Je dirais pas non à un café, Monsieur Vé, si vous avez ça par là".
Tout doucement, Abraham détacha son étreinte d'Elisa. Ses yeux étaient secs, son regard, vide.
-"Je vais aller faire une cafetière", dit Van Helsing.
Elle se laissa tomber sur une chaise, frissonnant, et s'enferma de nouveau dans le silence.

Comment tombent les héros - Première Partie (5)

Journal d'Ernest Galore – Extraits.

15 octobre,
Extraordinaire ! Sous F-V, quelque part, il y a une Source Fataligène ! Je n'en avais jamais vu, ni ressenti les effets auparavant ! Seules quelques références existent, dans les Almanachs de Sahnd, il me semble, mais elles existent, en tout cas pour l'une d'elles ! Non seulement je connais sa position, mais j'ai même été le témoin de ses effets : Elle a récemment été utilisée pour ramener l'une des pupilles de Van Helsing à la vie. Et tout a fonctionné à merveille ! Elle est de retour parmi les siens,n'attendant plus que je lui fasse tout une série d'examens poussés ! Avant mon arrivée, la pauvresse était bien entendu terrorisée, mais je lui ai promis d'en découvrir plus ! Par les cornes de Belial, quelle aubaine ! Une résurrection en bonne et due forme, presque sous mes yeux. Il semblerait de plus que son retour n'est pas sans petits à-côtés mystiques, comme une force accrue, des réflexes surhumains, et bien plus peut-être. Je dois me rendre à Venise pour consulter certains manuscrits. Sahnd est cité plusieurs fois par Joseph d'Etiola, il serait bon que je commence par là, à moins qu'Alceste de Bavière...
(...8 pages...)
Bref, des recherches, des recherches et je dois me mettre en route.


22 octobre,
Il semblerait que la Source ait déjà été utilisée, son pouvoir restitué par son dernier utilisateur, mais partiellement seulement. Je n'ose imaginer le pouvoir disponible à qui bénéficierait de l'intégralité de cette fabuleuse énergie. Un bémol vient cependant entacher mon enthousiasme. D'après plusieurs sources rigoureuses, la présence d'une Source Fataligène n'est que le symptôme de la présence d'une entité d'Outre-Monde de premier ordre. Ce qui veut dire que ce pouvoir n'est là qu'à fin d'équilibre. D'après plusieurs exégètes de Sahnd, il y a des temps immémoriaux, un sort d'une puissance inimaginable a été jeté sur notre planète, pour éviter qu'une ou plusieurs manifestations de nos Dieux Précurseurs n'envahissent complètement le monde. A chaque Dieu Précurseur présent sur Terre sa Source, à chaque Source la puissance de renvoyer dans l'Outre-Monde son Dieu Précurseur. Reste maintenant à savoir si le bannissement du dieu de F-V ôtera son pouvoir à la jeune personne détenant son pouvoir. Je crains que ce ne soit le cas. Peut-être y aura-t-il un moyen de la sauver. L'enjeu est suffisamment important pour qu'un tel sacrifice soit justifié, mais malgré mon mécontentement avec l'ensemble de cette petite troupe, il me semble être un fardeau trop lourd pour d'aussi jeunes héros. Je retourne à mes livres avec un peu d'espoir.

Comment tombent les héros - Première Partie (4)

Thomas.

Thomas épiait, pour se donner l'impression d'avoir quelque chose à faire. La dernière bataille lui avait coûté physiquement, mais c'était surtout le reste qui devait désormais dominer sa vie. Le mauvais endroit, le mauvais moment, et un flic était retrouvé mort, avec ses empreintes sur l'arme du crime. L'underground, c'était ça : ne rien dire à personne pour ne pas passer pour un cinglé, ne pas prouver au monde ce que le monde n'est pas prêt à accepter, ne pas se faire descendre aussi, accessoirement, pour ne pas jeter le doute sur ses potes, pour ne pas les foutre dans la merde, merde dont il était aujourd'hui recouvert jusqu'au cou. Pas grave, ça allait s'arranger. Ca allait s'arranger, n'est-ce pas ? Dis, Sandra, de là-haut, tu peux voir que ça va s'arranger, hein ? Derrière un petit caveau, il serra la main de Nathalie un peu plus fort. Elle tourna les yeux vers lui, effleura sa joue de sa main. Putain de cimetière, putain de flics, putain de cérémonie qui veut rien dire. Poussière à la poussière ? Tas de connards, c'était pas de la poussière Sandra, c'était une putain de super-héroïne, et pendant que vous dormiez elle était là pour vous. Il en reste peut-être que de la poussière, mais il reste vous aussi. Et vous allez lui mettre quoi, une tombe avec une croix ? Une croix pour rappeler qu'un jour un type qui existe probablement pas s'est fait crever par les mêmes médiocres que vous parce que c'était sa destinée ? Sandra c'était pas une affaire de destinée, c'était pas parce que c'était une fille de..., c'était une affaire de choix. Elle avait choisi, on avait tous choisi de pas se laisser faire, de protéger ce petit coin de monde. Et tous ceux qui l'avaient voulu nous avaient rejoints, par choix. Alors allez vous faire foutre, avec vos curés qui servent à rien, avec vos croix et vos cimetières. Elle est plus là pour vous, et vous, vous avez jamais été là pour elle. Vous savez même pas qui est son copain, pourquoi il y a un grand gars tout devant qui pleure toutes les larmes de son corps et probablement que vous vous en foutez.
Elisa s'était levée et s'approchait de nous. Elle avait à peine adressé la parole à qui que ce soit depuis ce jour-là. Sa voix était blanche et monocorde, elle répondait par automatisme, oui, non, je sais pas. Elle allait pas bien, mais il fallait la connaître pour s'en rendre compte. Et je savais pas quoi dire. On s'est regardés sans rien dire, un moment. Et on s'est dirigés vers le parc, en faisant un petit peu gaffe aux flics.

Comment tombent les héros - Première Partie (3)

Journal d'Ernest Galore – Extraits.

25 septembre,
(...) Reçu un appel de mon vieil (!) ami Van Helsing. Il semblerait y avoir une activité ectoplasmique non-négligeable dans la ville de F-V. Probablement une rémanence fantomatique. Ceci n'a rien d'étonnant étant donné les données historiques du lieu. Une fois de plus le vieil homme a besoin de moi, quelqu'un qui saura mettre de l'ordre dans une situation désespérée. Il ne s'agit probablement que de quelques petites manifestations sans gravité, mais j'ai relu mes exorcismes les plus radicaux. Cette engeance infernale ne saurait être tolérée. Ils seront détruits dans la semaine, cela ne fait aucun doute.(...)

26 septembre,
(...) Ai rencontré une bande de jeunes inconscients qui semblent en savoir assez long sur ce genre d'expérience. Nullement théoriques, bien entendu, mais rares sont ceux qui, comme moi, peuvent percer les mystères des arcanes. Je suis parmi les rares qui connaissent les secrets derrière notre réalité, ayant étudié sous les plus grands...
(...3 pages...)
Ils m'ont fort civilement proposé de m'assister dans ma tâche, après quelques arguments facilement contrés par ma longue expérience. Ce sont probablement de gentils enfants, fort naïfs cependant. Ils pourront m'être utiles dans mon entreprise. Abraham est égal à lui-même, un peu trop laxiste, comme à son habitude. Il ne se doute pas de ce qui rôde, la nuit. Je vais reprendre cette petite cellule en main.(...)

28 septembre,
Suis rentré à Lyon. La menace a été écartée par mes soins, malgré les embûches semées sur mon parcours par ces impertinents : Ils ont décrété que ces menaces de l'Outre-Monde ne méritaient pas d'être dispersées dans un oubli salvateur, non ! Pis encore, ils s'en sont liés d'amitié ! Les fous ! Ils verront ! Ils verront que j'avais raison ! Laisser pareilles abominations hanter nos terres n'est que folie pure et simple ! Mais ils ont ri de moi ! Ils ne m'ont pas écouté !
J'ai préféré quitter les lieux, ces enfantillages ne sont pas dignes de mon temps, ni de mon intérêt. Toutefois, l'activité paranormale récente à F-V m'a semblé valoir le détour. S'il n'était l'humiliation, je serais resté y faire quelques relevés, probablement à l'aide d'un orbe de Sylkhan, peut-être en conjonction avec un parchemin thaumaphile...
(... 2 pages...)
Enfin peu importe la méthode, je parviendrai à savoir ce qui se trame à F-V. Je remettrai juste mon prochain voyage à quelques semaines, le temps de leur pardonner.

Comment tombent les héros - Première Partie (2)

Serpentine :

Perdue parmi les pleureurs, tentant de camoufler un petit sourire de satisfaction qui rayait le visage qu'elle avait emprunté pour l'occasion, Serpentine observait. Un asticot de moins. Un peu de vengeance toute faite, prête à se faire déguster comme un petit plat tout chaud, et elle le dévorait. Chagrin ! Détresse ! Deuil ! Chagrin pour eux, qui lui avaient pris son amant. Qui n'avait pas levé le petit doigt, absorbant à ce moment sa propre subsistance, se gavant des rêves mesquins de la horde de nuisibles qui peuplaient ce petit coin minable de province. Elle lui avait demandé tant de fois, à lui, son Valérian, quand ils allaient enfin laisser Ferney derrière eux, petit tas de ruines. Mais il avait choisi de régner d'abord sur son lieu d'origine avant de faire déferler le feu de sa colère sur le reste du monde, assoir sa puissance localement et mener une guerre de plus en plus meurtrière et de plus en plus étendue. Jusqu'à saisir un trône digne de son talent. Aujourd'hui le trône était loin, le Grand Dieu était chassé, mort peut-être, et Serpentine n'avait plus rien, sinon l'envie de tuer, de mordre, de se repaître du désespoir de ceux par qui tout avait échoué. Elle tourna la tête, affectant une expression suffisamment triste pour ne pas se faire voir. L'autre petite pute observait aussi la foule, le cimetière, une expression vide sur son visage. Elle s'imagina la faire saigner, goutte à goutte, attachée au mur du grand loft qu'elle partageait avec son vampire. Elle l'imagina en train de hurler au secours, battue, brisée, écrasée par le poids de la rage que Serpentine aurait déchaînée contre elle. Ses paumes lui faisaient mal. La peau qu'elle s'était fabriquée avait craqué sous la pression de ses ongles, et un sang jaunâtre s'écoulait de ses poings. Oh oui, elle allait la faire souffrir. Et lui aussi, le grand, là, caché derrière une tombe. Lui qui les accompagnait partout comme un fidèle chien. Elle allait lui arracher les membres, le réduire en purée, le broyer dans sa paume, dépecer son visage et en faire son animal de compagnie, énucléé, démembré, sa chienne éventrée comme seule compagne de niche. Elle allait leur faire payer. Pour le Grand Dieu, bien sûr, mais les doppelgängers avaient servi d'autres dieux, et ils retrouveraient une foi d'ici peu. Mais surtout pour Valérian, qui l'avait aimée comme la proie craint le prédateur, comme le maître plie l'esclave. Elle était le vent sur ses braises, chacun alimentant la rage de l'autre, la faim de pouvoir et la cruelle créativité. Et ils lui avaient pris. Ce soir, ils allaient payer.

Comment tombent les héros - Première Partie (1)

Elisa.

"C'était ma copine. C'était ma copine et elle est morte. Elle est dans cette boîte, là, devant. Elle est morte en sauvant le monde, elle avait rien demandé. Elle était au bon endroit, au bon moment, et s'il reste des bons moments, c'est grâce à elle. Des bons moments... Il y avait cette nuit où on avait fait le mur, c'était juste nous trois à l'époque, on fouinait comme d'habitude, on courait après les mystères, Scooby-Doo where are you ?"

En retrait, Elisa jouait avec une breloque cousue sur sa petite robe noire, absente. Son visage ne trahissait aucun sentiment, sinon un léger ennui. La foule autour d'elle était habillée de noir, pleurant dans des manteaux qui n'en finissaient pas de tomber pour se protéger de la bise automnale. Tournant la tête, elle jeta un oeil sur le jardin, là-bas, où tout avait commencé ou presque. Dans la fin d'après-midi hivernale, le parc était vide, blanc et noir, les arbres nus griffonnés sur le ciel gris pâle. Les cages à lapin où les mamans amenaient jouer leurs bébés en été étaient ensevelies sous la neige, le toboggan en plastique rouge ne dépassant qu'à peine. Elisa jeta de nouveau un oeil distrait sur la cérémonie, et laissa de nouveau son esprit vagabonder.

"Ce soir-là il n'y avait rien, pas de mystère, pas de vampires, pas de fantômes, pas de farfadets. Alors on s'était assis, Thomas sur les balançoires, tête baissée sans rien dire, comme d'habitude, elle sur un banc un peu plus loin, et moi à côté, à parler de musique, de cinéma et de nos profs. C'était la fin de l'automne, il faisait bon, on n'avait rien à faire à part traîner dans notre parc, et profiter, et décider de grandir ensemble, à la vie à la mort. Ce soir-là, après s'être trouvés tous les trois sur un coup des hasards de l'organisation des classes de Seconde, on était devenus des amis.

Quelques mois plus tard on était aujourd'hui, et aujourd'hui elle est morte. Et pas moi. Debout sur le champ de ruines de notre dernière bataille, au bord de l'évanouissement, je m'étais imaginé son combat, l'urne, et toutes ces saloperies qui avaient débarqué dans nos vies quand ce que nos potes vivaient de plus grave étaient des ruptures et des engueulades. Pendant que les autres mentaient sur leur âge pour essayer de rentrer en boîte, nous on luttait derrière elle contre les forces du mal, pour que tout le monde puisse rentrer chez soi le soir et dormir, pour profiter du week-end, aller faire du sport, aller se promener, tous ces trucs qu'on n'avait plus le temps de faire. Le pire, c'est qu'en plus de tout ça, elle réussissait à sourire, à ne pas voir le monde comme la vieille pomme pourrie que je voyais tous les jours devenir plus grouillante de vers. Aujourd'hui, les vers ont gagné, et ils m'ont pris ma copine. Elle s'est battue pour eux et ils n'ont rien fait pour la retenir, et maintenant elle est partie.

Tu aurais vu sa mère, elle est transparente, anéantie, et son père n'arrête de pleurer que quand il s'occupe de la paperasse. Ils l'ont enterrée pas loin de notre parc, une cérémonie religieuse à la con, avec un prêtre qui pensait que c'était son dieu à lui qui nous sauverait. Les gens qui étaient là ne la connaissaient pas, ne savaient pas qui elle était vraiment. Ses parents ne connaissaient pas la moitié de ses potes, son Jean-Louis s'est présenté entre deux sanglots, au moment où on défilait pour les assurer de nos condoléances. Le prêtre a fini son sermon, devant une boîte vide, elle n'y était plus, elle était dans notre parc, dans les bras de son mec, dans mon coeur à moi et dans les pensées de Thomas, et finalement j'ai décidé de partir, le cimetière était nul, indigne de ce qu'elle représentait pour nous. Les enterrements sont pour les vivants, et quand on est jeune, nos parents sont ceux qui savent le moins à quels vivants on manquera. Cette cérémonie n'était pas pour moi, ni pour Thomas, ni pour Jean-Louis, ni pour tous ceux qui savaient qui elle était. Elle était pour sa famille, qui l'avait à peine vue devenir qui elle était en train de devenir, juste avant qu'elle ne s'use et qu'elle finisse par tomber. Et c'était bien, tout ça, pour eux, qui ne pouvaient pas savoir. Mais ça ne me suffisait pas, ça ne comblait rien. A ce moment précis, j'ai décidé de faire quelque chose, quelque chose qui aurait vraiment un sens, quelque chose qui ferait peut-être taire cette petite fille en moi qui n'arrêtait pas de pleurer.
J'ai trouvé Thomas, qui observait de loin, de peur que les flics le serrent, sa Nathalie le tenant par la main, les lunettes embuées de larmes."

Comment tombent les héros - Prologue

Prologue

-Qu'est-ce que tu fais là ? Tu n'as pas le droit de rester. Tu dois partir.
-J'attends. J'attends pour dire au revoir. Ils voudront que je leur dise au revoir.
-Tu n'as pas le droit.
-Tu penses pouvoir m'empêcher de rester ?
-Tu dois partir !
-J'attends. Laisse-moi. Va-t-en. Ils vont venir me chercher une dernière fois.

mardi, février 17, 2009

Arkham (17)

Mantoni posa sa bière sur le bar et alluma une cigarette, avant de se tourner vers le copain de Ginger.
« Je pourrais te menacer. Je pourrais te dire qu'en ce moment j'ai tout ce qu'il me faut pour te mettre à l'ombre pendant un bon moment, et une fois là-bas, on sait pas, il t'arrivera peut-être quelque chose de regrettable... Je pourrais te dire qu'on pourrait même régler ça tout de suite, on sort, et je te mets en morceaux, et on en parle plus. Mais l'un dans l'autre je crois que je vais finir ma bière et que tu vas dégager, parce que tu me fais de l'ombre, et parce qu'au final t'es un minable qui n'a rien pour lui à part une gueule d'amour qui durera même pas encore cinq ans. La question, c'est ce que, toi, tu vas faire, maintenant, parce que je sens que je t'ai pas convaincu. Je trouve ça dommage, mais dans la vie y a deux types de gens, les rapides et les lents, et je sens que tu vas finir de me convaincre que tu appartiens à cette deuxième catégorie. Alors si tu veux l'ouvrir, c'est maintenant. »
Lee restait là, sans bouger, avec son air mauvais de petite frappe, son blouson en cuir, et son crâne rasé. Il lançait des regards de défi à la cantonade, mais hormis les deux femmes qui lui tenaient tête, personne ne semblait lui accorder un quelconque intérêt. Autour d'eux, quelques habitués buvaient, discutaient ou regardaient le match sur un écran plat poisseux de fumée, et couvraient leur petite conversation de suffisamment de bruit pour qu'elle restât intime. Ginger regardait la scène d'un air apeuré, mais le désarroi de son ex semblait l'amuser, même si elle s'en voulait de s'être tournée vers sa soeur. Comme tous les types dans son genre, il était frappé de cette incompréhension atavique du petit tyran face à la menace d'un plus gros prédateur que lui. Mantoni pouvait voir son petit cerveau fonctionner dans tous les sens, entre agression, capitulation, et retraite pour mieux frapper dans le dos. Alors qu'il commençait à parler, elle le coupa tout net, levant un index péremptoire.
« Avant que tu commences, je veux juste signaler que je sais où tu crèches, que je sais qui sont tes amis, et que je te retrouverai où que tu ailles dans cette ville. Ah, j'oubliais, » dit-elle en se levant, « quand on m'envoie un coup, je l'évite et je le rends, ça te changera de tes partenaires de boxe habituelles ».
Lee réfléchit encore une petite seconde, puis cracha, sans même effleurer Ginger du regard : « Tu diras à ta soeur que je lui rendrai ses disques un de ces jours. C'était encore ce qu'il y avait de mieux chez elle. ».
Puis il partit sans se retourner, mains dans les poches, en se voûtant pour paraître plus fort. Mantoni se tourna vers sa soeur : « Bon maintenant tu le suis, et tu lui mets un pain. Tu lui dis qu'il a deux jours pour te rendre tes affaires, et qu'il peut les mettre dans ta boîte aux lettres, t'as pas besoin de le voir. »
« Tu crois ? »
« Je crois, oui, je suis même sûre. Tu as vu quel gros looser c'était, maintenant tu dois te le prouver. donc tu prends ton courage à deux mains, et tu montres un peu que toutes ces années d'entraînement en natation ne servent pas qu'à frimer à la plage. Je te rejoins quand j'ai fini ma bière. »
Ginger hésita une fraction de seconde, puis courut vers la sortie. Les portes se refermèrent derrière elle au moment où elle rattrapait Lee. Mantoni soupira, envoyant vers la salle une volute de fumée. Elle se détendit. Elle n'aurait jamais cru sa soeur capable de se faire avoir à ce point. Une fois de plus, elle avait dû se réfréner, aller contre son instinct qui lui disait de frapper, de cogner, de réduire en bouillie ce moustique qui la gênait. Quand il était parti, elle avait dû lutter de toute sa force contre elle-même pour ne pas le rattraper, le saisir par sa veste, et le jeter parmi les bouteilles derrière le bar. Dès l'adolescence, elle avait décidé de toujours lutter, de toujours se contrôler, de toujours choisir où et quand elle allait lâcher la bête qui était en elle. Elle se rappelait le moment précis où elle s'était rendue compte de cette force qui l'habitait, et de la peur qu'elle avait causée, à Ginger d'abord, mais surtout à elle-même. Elle avait retenu son bras à quelques centimètres du visage de sa petite soeur, qui n'avait que quinze ans, et elle se rappellerait toujours ses yeux, quand son expression était passée de la simple contrariété d'une dispute à la terreur complète. Et elle s'était juré de ne jamais plus provoquer un tel regard, à moins de le choisir. Elle avait développé une technique de relaxation qui lui fournissait toujours les quelques secondes nécessaires pour comprendre une situation, avant de se décider d'agir. Depuis, la bête n'était sortie que dans de rares occasions, mais toujours quand la situation l'exigeait. Le reste du temps, elle dépensait son agressivité dans le sport, dans la course et dans la boxe. Quant à Ginny, elle n'avait abordé le sujet qu'une seule fois, quelques années plus tard, après une affaire particulièrement sordide. Le soir venu, elle avait passé une heure dans le sous-sol, à boxer un sac de sable, pieds-poings-pieds, poings-poings-pieds, tournoyant, poussant de temps en temps un râle de colère enfermée. Ginny s'était assise sur l'escalier pour la regarder. A la fin, elle lui avait demandé : « Tu te rappelles..? ». Rebecca avait acquiescé et, d'une voix sourde, adoucie par la fatigue et le défoulement, elle lui avait répété la promesse qu'elle s'était faite ce jour-là. « Tu marches sur un chemin difficile, soeurette, » avait conclu Ginger, « combien de temps tiendras-tu à te battre contre toi-même ? ». Mantoni avait haussé les épaules : « Jusqu'au moment où je choisirai de perdre. Mais là, ce sera pour protéger quelque chose qui m'est cher ».
Mantoni finit son verre, noyant ce vieux souvenir dans l'amertume du houblon. Aujourd'hui, elle n'avait pas eu le temps de lâcher la bête pour protéger son témoin. Elle était restée endormie dans son inconscient, incapable de sentir le danger. Quelque part dans Arkham, il y avait un prédateur plus rusé. Ramassant son sac, elle se dirigea vers la sortie. Ginger l'attendait, à côté de la forme prostrée de son ancien amant, un petit sourire aux lèvres. Au moment où les deux soeurs entrèrent dans la voiture, son scanner grésilla. Un inspecteur avait été blessé à son domicile par une arme empoisonnée. La bête s'ébroua lorsqu'elle entendit le nom de son coéquipier. Ginger avisa un hôtel et lui fit signe de la déposer.
« Je rentrerai en taxi, » lança-t-elle, mais Rebecca n'entendait plus.