mardi, octobre 24, 2006

Arkham(15)

Marco n’était pas du genre à parler vite. Geoff le connaissait suffisamment pour le savoir, et il s’assit confortablement en attendant toute l’histoire. Alors qu’il regardait son ami il fut pris de nouveau par ce pressentiment, cette peur diffuse qu’il avait ressentis en arrivant. Il fit le tour de son appartement des yeux : rien. Il se rasséréna. Après tout, il avait peut-être simplement eu une rude journée. Il inspira profondément, but une gorgée de sa bière, et planta son regard dans les yeux de Marco, qui semblait prêt à lui conter ses malheurs. Tout s’était passé très vite, en fait. Il avait croisé cette fille, qui s’appelait Maryan, dans un bar du centre ville. Il la décrivit comme « la plus belle fille de la terre, je te jure Geoff, elle est trop mignonne ! ». Ils avaient discuté un bon moment, de tout et de rien. Elle l’avait rappelé une fois ou deux, ce qui l’avait passablement surpris et un peu impressionné : Malgré un physique d’athlète, Marco était par trop timide pour faire des conquêtes très nombreuses. De plus il sortait rarement, et ne rencontrait plus grand’ monde depuis qu’il n’allait plus travailler. Mais elle avait pris les devants, et avant qu’il ait le temps de seulement se rendre compte, ils sortaient ensemble. Elle étudiait la sociologie, connaissait tout sur la vie nocturne d’Arkham, écoutait de la techno à tue-tête à toutes les heures du jour et de la nuit et le trouvait très mignon. Geoff sourit : elle semblait être l’antithèse de Marco. Mais ça ne l’avait pas empêchée de le faire sortir de son appartement et de lui faire découvrir quelques passe-temps ne se résumant pas à un écran et une manette ou un clavier. Ils s’étaient donc vus un certain nombre de fois, et Marco avait raconté une bonne partie de sa vie, à l’exception de sa fortune. Il avait eu le cœur brisé une fois lorsqu’une jolie fille de son ancienne boîte lui avait fait la cour pendant plusieurs mois avant de lui faire comprendre qu’il ne l’intéressait pas du tout. C’était la première fois qu’il parlait à Geoff des raisons de leur rupture, alors qu’il avait passé plusieurs nuits ici à s’abrutir devant la télévision, à l’époque. Il avait mentionné en passant qu’il avait eu des ennuis avec « une nana », mais sans s’appesantir plus. Bref, il s’était dit qu’il allait éviter d’aborder le sujet dans les premières semaines, et était donc resté très vague lorsque Maryan lui avait demandé de quoi il vivait. Au bout de quelques semaines il avait décidé de lui raconter. Elle l’avait très, très mal pris. A peine deux minutes après qu’elle l’eut su, il avait du partir de chez elle.
-« Donc ça c’était hier soir… J’ai rien compris à tout ce truc. Une minute on est tranquillement en train de discuter, celle d’après elle se met à pleurer. Je sais pas trop pourquoi. J’imagine que c’est parce que je lui ai menti, elle doit se dire que… Je sais pas. Enfin bon quand elle pleurait je lui ai demandé s’il fallait que je parte, et comme elle répondait pas je suis parti. Tu y comprends quelque chose, toi ?»
-« Il peut y avoir des tas de raisons pour qu’elle réagisse comme ça. Bon déjà tu aurais du rester et essayer de discuter. »
-« Tu as raison, mais je me sentais tellement crétin, là. J’ai essayé de la rappeler quand je suis arrivé chez moi, mais je suis tombé sur le répondeur à tous les coups. »
-« Bon, elle va peut-être digérer tout ça, c’était peut-être le choc… »
-« Je sais pas trop… En tout cas ça me fout un peu le moral dans les chaussettes… Heureusement que tu étais là ce soir pour… me faire une frousse de tous les diables. »
-« Euh désolé. Bon il doit quand même y avoir quelque chose à faire. Tu as essayé de retourner chez elle ? »
-« Pas aujourd’hui, non. »
-« Bon, tu dois avoir raison. Peut-être qu’elle te rappellera. Je pense que tu peux lui demander des explications, au moins. Tu y vas gentiment, tu t’excuses, et puis tu poses la question. Elle a l’air cool cette fille, en tout cas comme tu me l’as décrite. Je pense qu’elle te reparlera quand elle sera… » Alors qu’il parlait, Geoff vit le visage de Marco virer au blanc en l’espace d’une fraction de seconde. Il regardait un peu au-dessus de lui et semblait sur le point d’hurler. Sans hésiter, Geoff se saisit de son arme et fit volte-face. « … prête. ». A peine à un mètre de distance, trois mille-pattes, énormes et noirs se précipitaient à leur rencontre sur le plafond. Geoff fit feu immédiatement, touchant l’un des arthropodes qui tomba au sol avec un bruit sourd. La bête n’était apparemment pas morte, mais se tortillait sur le sol, semblant vouloir se remettre sur ses pattes. Geoff releva les yeux. L’une des créatures venait de se laisser tomber sur lui, griffant son visage avec une force qu’il n’avait pas imaginée. La douleur était atroce. En plus de la puissance derrière les petits crochets remuant sans cesse, il pouvait sentir une autre douleur, plus douce celle-ci, qui semblait s’étendre de plus en plus à chaque battement de son cœur. Il lâcha son arme et tira de toutes se forces sur le petit corps frétillant, l’arrachant à son visage, laissant une longue griffure derrière lui. Un moment, les antennes de l’animal, d’une douceur écoeurante, vinrent lui lécher le visage. Il lança la bête de toutes se forces contre le mur. Le corps laissa une traînée jaunâtre sur le mur avant de tomber au sol, immobile. Il se retourna. Marco tentait de repousser la dernière créature avec sa bouteille de Mountain Dew. Geoff se baissa pour ramasser son arme, et hurla de douleur. Le premier mille-pattes avait saisi sa main et avait planté ses crocs entre le pouce et l’index. Il empoigna son pistolet de la main gauche, posa la droite sur le sol, la créature encore accrochée, et fit feu, espérant ne pas sursauter. Le bas du corps éclata, coupant presque la bête en deux. Il arracha sa main aux griffes inertes, puis fit signe à Marco de ne pas bouger. Il se concentra une seconde et, toujours de la main gauche, fit feu. Il ne réussit qu’à effleurer la bête, qui se recroquevilla sur elle-même de souffrance. Marco regarda Geoff, qui haussa les épaules, et l’écrasa de plusieurs coups de talons.

mercredi, octobre 18, 2006

Arkham(14)

Geoff sortit de la voiture et fit un signe de main à son équipière. La journée de demain allait être bien remplie elle aussi. C’était bien. Ils avaient quelques éléments à suivre, quelques contacts à creuser… Il habitait un immeuble en plein centre d’Arkham, dans un confortable appartement. Il en avait hérité de sa grand-mère, « la dernière de la famille à avoir réussi », comme lui disait sa propre mère. Elle avait toujours apprécié le luxe, les grosses berlines allemandes, les réceptions pleines de gens importants, « parce qu’il faut savoir se montrer ». Habitant New York, la famille Finn avait toujours gravité autour de l’élite, son arrière-grand-père ayant possédé une salle de spectacle sur Broadway, l’Ambassador Theater. Toute jeune, sa mère déjà avait été aveuglée par les spotlights. Elle était tombée enceinte de lui à dix-sept ans, d’un père qu’elle avait toujours refusé de lui nommer. Sans doute une vedette mineure, de toute façon pas prête à s’embarrasser d’une femme et d’un gosse. Elle était donc retournée vivre avec ses parents, qui avaient hérité de l’Ambassador. Mais le cinéma et la vague Off-Broadway avaient petit à petit vidé la salle, et lorsque ses grands-parents avaient pris leur retraite, sa mère n’avait plus pour vivre que l’aide de ces « amis » lointains et riches qui, ne voyant plus en elle une aide si précieuse, s’éloignèrent un à un d’elle. Pourtant elle les avait choyées, ses stars. Elle avait donné tout ce qu’elle avait dans l’espoir de « montrer au monde qu’elle était quelqu’un ». A force de vivre selon ces principes, elle avait fini par mourir dans la misère, endettée jusqu’au cou. Trop de locations de salles de réceptions, trop de champagne par cartons entiers. Lorsqu’il lui avait dit qu’il avait décidé d’être flic, elle l’avait traité de tous les noms, et lui avait clairement dit qu’elle ne souhaitait plus jamais le revoir. Il avait acquiescé, avait fait son sac, et s’était installé à Arkham, dans l’appartement que sa grand-mère, prudente, lui avait légué directement. Il y vivait depuis sa majorité, et l’aimait profondément. L’immeuble était ancien et vénérable, pas de toute première fraîcheur certes, mais ses parquets craquants et son odeur de vieux papiers étaient tout ce qu’il avait connu depuis son départ. En gravissant les marches, il entendit des sons venant de chez lui. Ce pressentiment étrange, qui l’avait envahi dans la forêt, lui revint soudainement. Il inspira une fois, pour se reprendre, puis gravit sans bruit les marches restantes, et plaqua son oreille à la porte. Il entendait de la musique, et un cliquètement bizarre, comme si quelqu’un ou quelque chose tapait délicatement des ongles sur le parquet ciré. Il dégaina son arme, s’accroupît contre la porte, et tenta de bouger la poignée. Le verrou n’était pas enclenché. La porte céda doucement devant lui, révélant le petit couloir menant au séjour. On avait allumé la télé, mais il ne pouvait pas voir ce qui passait à l’écran, caché par le dossier du canapé. Et toujours le cliquètement. Lentement, il se redressa, l’arme toujours au poing. Puis il se relaxa, rengaina son arme. Toujours sans bruit, il s’approcha du canapé puis, rapide comme l’éclair, il agrippa la première chose qu’il trouva, qui s’avéra être la manche d’un t-shirt un peu moite, en poussant un grand cri. « QU’EST-CE QUE J’AI DIT AU SUJET DES PARTIES DE CONSOLE CHEZ MOI ? ». Il sentit sa proie se cabrer puis tenter de fuir avant de tomber lourdement du canapé. Puis une main d’homme, tremblante, émergea, suivie d’un corps tout entier crispé par la panique, terminé par un visage penaud.
- « S-Salut… Euh… Eh bien… Tu n’étais pas là et… Enfin… Je me suis dit que l’un dans l’autre euh… Ben euh… Désolé. »
Geoff, l’air excessivement sérieux, foudroya l’intrus du regard pendant un long moment. Celui-ci était comme à son habitude vêtu d’une salopette tombante sur un t-shirt informe. L’homme était grand, maigre et mal rasé, la consternation et la honte se disputaient son visage. Geoff hésita un moment à le faire se tortiller encore un peu. Non. Son pressentiment n’avait été qu’une fausse alerte, et il n’avait pas le cœur à se montrer encore plus dur. Il se fendit d’un large sourire, s’approcha de lui et lui envoya une petite tape amicale. Il montra la pendule murale du doigt, il était sept heures passées. « Marco Kimble en personne, et debout à cette heure-ci ? Tu fais de l’insomnie ? Et où étais-tu passé depuis deux semaines ? ». Marco, plus ou moins remis de ses émotions, s’avachit dans le canapé. « C’est bien pour ça que je suis venu ici. » Il se leva, passa à la cuisine prendre un Mountain Dew, et ramena une bière à Geoff, qui le remercia avant de s’asseoir à côté de lui. Il aimait Marco comme un frère. Ils s’étaient croisés dans le bus pendant plusieurs mois, à l’époque où celui-ci travaillait encore dans une boîte de traitement de données, avant de s’adresser la parole. Et puis une fois Marco avait franchi le pas. Il s’était assis à côté de Geoff et avait commencé à lui parler, de tout et de rien. Geoff, qui n’avait guère d’autre ami à l’époque que de vagues connaissances du boulot, n’attendait que ça. Célibataires tous les deux, et habitant à deux pas l’un de l’autre, ils avaient pas mal de temps libre qu’ils occupaient la plupart du temps dans cet appartement à regarder des films ou à faire des parties de la dernière trouvaille ludique de Marco. Celui-ci avait une connaissance encyclopédique de tout ce qui avait trait à l’amusement sous toutes ses formes, et même si Geoff n’était pas aussi féru que lui, Marco lui trouvait toujours un passe-temps sympathique. Puis Marco avait fait fortune avec une petite application qu’il avait revendue à une grosse compagnie qui lui avait fait une offre qu’il n’aurait jamais osé imaginer. Geoff s’était attendu à ce que Marco déménage, qu’il refasse sa vie dans un coin plus ensoleillé, dans une ville plus gaie. Mais il n’en était rien. Marco était resté. Geoff soupçonnait que Marco, ayant été son confident le plus fidèle, craignait de tomber dans les mêmes travers que sa mère. Ou alors qu’il n’avait rien ni personne à part lui, et qu’il s’en satisfaisait pleinement. Il était donc resté à Arkham, dans le même appartement, avec le même style de vie. Il se couchait et se levait plus tard, mais sinon rien n’avait changé. Et tout au fond de lui Geoff lui en était reconnaissant : lui non plus n’avait pas grand’ monde à qui se confier. Néanmoins, ces temps-ci, il avait remarqué quelques changements d’habitude chez son ami. Il n’apercevait plus de sa fenêtre les clignotements incessants provenant des différents écrans toujours allumés chez lui. Il y avait quelque chose qui clochait, et Geoff avait bien une petite idée de ce que c’était… Effectivement, Marco avait rencontré une fille. Il était venu ce soir lui raconter tout ça.

lundi, octobre 09, 2006

Arkham(13)

Le soir tombait. Le ciel avait pris une couleur d’airain et au long de la route, Geoff pouvait voir l’océan battant les falaises. L’eau, elle aussi semblait avoir pris la couleur du métal, un métal sombre, glacé. Depuis ce matin (et comme il lui semblait lointain, ce matin) le ciel s’était couvert : de gros nuages gris s’étaient formés. La grande route sur laquelle Mantoni conduisait pied au plancher était déserte. Plus personne ou presque n’habitait dans la région. Quelques rares personnes avaient choisi de rester dans la campagne ou dans les bois, quelques auberges de jeunesses, désertées à cette époque par les touristes, produisaient çà et là de la lumière. Il pouvait aussi apercevoir les lumières d’Arkham, au loin.
- « Est-ce que quelqu’un pourrait m’expliquer, soupira soudain Mantoni, comment un type arrive à parcourir cette distance derrière nous sans qu’on s’en aperçoive, et sans faire le moindre bruit de moteur ? »
- « Bon, il peut nous avoir suivis de suffisamment loin pour pas qu’on le remarque, s’être arrêté à une distance suffisante pour qu’on n’entende pas sa voiture, et fait la fin à pied, répondit Geoff sans grande conviction. »
- « Ouais, mais enfin c’est pas comme si tout le monde savait où on allait. C’est pas comme si on avait suivi nos procédures standard… Et puis trouver la baraque d’Harry, comme ça, sans savoir… » Elle laissa en l’air la fin de sa phrase. Aucune chance, aucune, que qui que ce soit ait pu trouver la cabane sans avoir été exactement sur leurs talons. Et ça, c’était tout simplement impossible, elle l’aurait remarqué. « Tu as parlé d’Harry à qui que ce soit, demanda-t-elle, d’une voix très calme. »
- « Non. Je vois pas pourquoi j’en aurais parlé à qui que ce soit. »
- « Oui c’est bien ce que je pensais. Je cherche, je cherche. J’ai la rage. » Ses mains étaient crispées sur le volant, phalanges blêmes.
- « Tu m’étonnes. »
- « Le pauvre petit gars était mort de trouille, et on n’a rien pu faire. Il avait mis son sort entre nos mains, et on n’a pas réussi à éviter qu’il se fasse bouffer par une putain de bestiole dégueulasse. » De rage, Mantoni frappa son tableau de bord.
- « Pour moi c’est ça le plus bizarre dans cette histoire : Les mille-pattes. On a des cadavres dans des mille-pattes dessinés, et aujourd’hui un mille-pattes géant. OK, d’accord, c’est pas une taille très inhabituelle pour un mille-pattes, il paraît, surtout dans la forêt, comme ça. Mais il reste que jusqu’à aujourd’hui des mille-pattes géants j’en avais jamais vu. Il faut bien qu’il les trouve quelque part, ces mille-pattes, non ? »
- « Si. On fera un tour chez les collectionneurs demain. On a rendez-vous quand chez ta spécialiste de l’occulte ? »
- « Un peu quand on veut. Je pense qu’on pourra faire ça aussi, demain. »
- « Bon. » Mantoni esquissa un sourire à Geoff et, l’espace d’un instant, plongea son regard dans le sien, un regard fort d’assurance et de sérieux, qui semblait dire (ou en tout cas elle l’espérait) : « C’est bon, j’y suis maintenant. Je fais face ». Il n’aimait pas la voir comme ça, elle le savait. Il pensait qu’elle était moins efficace à tourner dans sa tête comme un lion en cage, et elle n’était pas toujours sûre qu’il avait tort. Néanmoins, la colère en elle était toujours là. Et elle savait que Geoff, de son côté, et malgré son calme apparent, bouillait du même feu. Elle inspira une grande bouffée d’air, alluma une cigarette, et emprunta la sortie « Arkham – 20 Miles ». Le ciel était éteint, et s’était fondu dans l’océan.