mardi, mai 16, 2006

Arkham(9)

Mantoni monta la première, l’arme au poing. Les deux policiers entendirent un cri très court, puis le choc sourd d’une lourde masse heurtant le sol. Ils redoublèrent de vitesse. Les escaliers débouchaient sur un couloir lambrissé. Alors que Geoff se positionnait à un coin, Mantoni jeta un œil : Rien. Silencieusement, elle fit signe à Geoff que la voie était libre. Elle se dirigea vers la chambre d’Harry. Pas un bruit ne filtrait à travers la porte. Elle posa sa main sur la poignée, laissant à son équipier le temps de se positionner, et poussa. Le soleil de l’après-midi ne perçait qu’à peine les frondaisons, mais à l’évidence il n’y avait personne. La fenêtre était intacte. Elle fit rapidement demi-tour et se dirigea vers la salle de bains. La porte était entrouverte, et laissait filtrer la lumière d’un néon. Mantoni la poussa. Harry était allongé sur le sol, son énorme masse occupant quasiment toute la surface de la petite salle de bain. Elle se pencha sur lui. Il respirait encore, mais une vilaine plaie lui barrait le front. Elle sortit son téléphone de sa poche et composa 911. Geoff avait poussé la porte vitrée de la cabine de douche et ce qu’elle vit lui fit presque lâcher son arme. Stan était nu, accroupi contre l’une des parois. La cabine dans son ensemble était éclaboussée de sang. De larges plaies traversaient intégralement le torse et l’abdomen du petit homme, découvrant par endroits ses côtes. Mais ce n’était pas le pire : Dans les plaies se trouvait le plus grand mille-pattes que Mantoni eût jamais vu. La bête mesurait dans les soixante centimètres, son corps était d’un noir rougeâtre, taché qu’il était de sang, et se tortillait sur le torse du petit homme de manière grotesque. Mantoni, surmontant son dégoût, se saisit d’une serviette et s’en servit pour se saisir de l’animal, qui se raidit immédiatement entre ses mains, tentant désespérément d’échapper à son emprise. Les petites pattes semblables à des brindilles cliquetaient entre elles, arrivant parfois même à passer au travers de la serviette, la griffant. Elle se tourna vers Geoff, qui acquiesça et pointa son arme vers l’entrée, et jeta la bête en direction du couloir. Au moment précis où elle atterrit, Geoff fit feu. La serviette fut transpercée, et une giclée de liquide jaunâtre en jaillit. Le mille-pattes cliqueta sur place pendant encore une trentaine de secondes avant de s’arrêter. Mantoni se précipita vers la fenêtre, mais ne vit absolument rien. La forêt était d’un calme olympien. Aucun bruit de moteur, aucune cavalcade désordonnée ne lui parvint. Elle se saisit une nouvelle fois de son téléphone pour appeler du secours. Stan respirait encore, faiblement, mais elle avait déjà vu suffisamment d’agonisants pour savoir qu’il allait y rester. Geoff s’approcha de lui et attrapa sa main. Stan leva à peine une paupière et sembla tenter de lui sourire. Geoff planta son regard dans le sien, un sourire triste sur son visage. Soudain, Stan ouvrit la bouche. « La Mère… dit-il d’une voix rauque, La Mère doit arriver... Ils l’ont inventée mais… Elle va venir ». Puis il fut pris de convulsions, cracha un peu de sang et s’affala. Geoff lâcha sa main, et leva les yeux vers Mantoni. Celle-ci lui posa la main sur l’épaule. Ils se penchèrent sur Harry.

lundi, mai 08, 2006

Arkham(8)

-« Bon, je commence par le début : Notre Professeure Heather Finn est une vieille dame absolument charmante. Elle a environ soixante-cinq ans, elle a été mariée en tout cas cinq fois, elle a baroudé à travers le monde pendant toute sa vie et elle possède une culture pas croyable, ainsi qu’un sens aigu des réalités de la vie, ce qui est assez paradoxal, et particulièrement étonnant pour un métier de rat de bibliothèque. D'un autre côté, elle a un certain mépris pour le reste de ses collègues. »
-« Tu es sous le charme… »
-« Plutôt, oui. Elle écluse du Pur Malt comme tu bois du café, elle a une santé d’acier, et elle est capable de soulever une pile d’ouvrages reliés cuir de deux mètres de haut sans même sourciller. »
-« Bon, je vois le personnage. »
Mantoni appréciait les présentations de Geoff. Il avait une intuition sur les gens qui s’avérait toujours en tout cas en partie correcte. Néanmoins, parfois, il lui semblait que plus elle désirait savoir ce qu’il savait, plus il faisait durer ses introductions. Elle s’alluma une cigarette en lui faisant signe de continuer.
-« Bref, tout ça pour dire que cette charmante dame, en plus de tout ça est sans doute LA spécialiste des cultes à moitié disparus et de leurs gribouillis occultes. Une sommité mondiale, avec plus de cinquante bouquins à son actif, et un gros, gros paquet d’articles. »
-« Impressionnant. »
-« Ouais. Donc on a de la chance à ce niveau-là. Malheureusement il y a un problème de taille. Ces trucs-là, elle les avait jamais vus. Inconnus au bataillon. Notre sommité sèche. »
-« Fait chier. »
-« C’est aussi ce que j’ai dit. Mais, et là on touche du doigt quelque chose d’utile, elle a posé les choses très différemment de ce qu’on s’imaginait. Ces symboles n’ont pas été récupérés par un malade qui a trippé dessus. Ils ont été créés par lui, ou eux. Mais ce n'est pas tout : La ou les personnes qui ont fait ça sont en tout cas des amateurs éclairés, ce qui veut dire qu'ils ont une connaissance des anciens cultes particulièrement étendue. Elle a commencé à me faire toute une théorie là-dessus, mais je me suis dit qu’il valait mieux qu’on soit là tous les deux quand elle nous ferait son topo. En plus elle avait besoin de farfouiller dans ses bouquins pour voir, parce qu’il y avait des tas de choses qui lui paraissaient familières. Apparemment, ces symboles représentent un culte nouveau mais qui a, comme les vieux qu’on connaît, des tas de ressemblances avec d’autres plus anciens. Bref tout ça pour te dire que demain nous sommes invités à une conférence privée de la Professeure Heather Finn à l’Université de Miskatonic. Je pense que tu vas bien t’amuser, mais peut-être pas autant qu’aujourd’hui.
-« Je suis vraiment obligée d’y aller ? »
-« J’en ai bien peur. Elle nous propose un angle très intéressant qui va évacuer un paquet de gens de notre liste de suspects. Et puis c’est pas tous les jours que notre boulot nous permet de rencontrer une telle pointure. »
-« Bon, puisqu’il le faut… Mais je te préviens, si ça dure trop longtemps je te laisse avec ta vieille scientifique et je retourne au bureau. »
-« Tout ce que tu voudras. Et notre petit gars, alors ? Qu’est-ce qui s’est passé exactement ? »
-« Stan ? Tu en sais autant que moi. Je faisais une petite visite des entrepôts autour de la scène, la routine, et je tombe sur un petit groupe. Et au moment où je commence à leur parler, il arrive, et il se met à courir. J’ai suivi, tu me connais. Honnêtement, j’ai un peu honte. Je sais pas vraiment pourquoi, mais j’ai vraiment eu l’impression qu’il pouvait nous apprendre quelque chose. »
-« On va voir ce qui se passe. Ça ne coûte rien de lui poser deux-trois questions et de le ramener chez lui. »
-« Tu sais ce que j’ai remarqué ? Il n’y a presque plus personne dans le quartier des entrepôts. Comme si quelqu’un avait fait le ménage. Tu sais ce que ça veut dire. »
Geoff hocha la tête, songeur. Une personne (ou un groupe) qui aurait réussi à se débarrasser des SDF avant de commettre un crime serait considérée comme extrêmement compétente. Mais aussi, et cela leur donnait un peu d’espoir, de particulièrement paranoïaque. Il y avait bien longtemps que la police d’Arkham n’écoutait plus les témoignages des habitants des entrepôts, les avocats de la défense comme les procureurs ayant jusqu’ici toujours réussi à discréditer leurs témoignages. Il se balança sur sa chaise, d’avant en arrière.
-« Qu’est-ce qui réussirait à faire peur à des gens qui n’ont rien ? »
-« Tu commences aussi à sentir quelque chose de pourri au royaume de Danemark ? »
-« Ouais. Va falloir qu’on avance vite sur ce coup… »
Mantoni écrasa sa cigarette. Stan devait avoir à peu près fini, et il avait peut-être quelque chose à leur apprendre. Il le fallait. Un bruit de verre qui se brise se fit entendre. Les deux flics bondirent sur leurs pieds et se précipitèrent en haut des escaliers.

Andy Brown éteignit la télé. Ils étaient nuls les cartoons cet après-midi. Il soupira, et se dirigea vers la cuisine. L’horloge sur le four indiquait quatre heures et demie, Maman et Papa seraient là d’ici une petite heure. Il avait des devoirs à terminer, mais il n’en avait que pour cinq minutes. Il allait les finir avec Papa, et voilà ! Il prit un gobelet qui séchait sur le rebord de l’évier, et se remplit un grand verre de Coca. Les petites bulles résonnaient à travers le plastique. Il aimait bien ça. Il prit un second gobelet et le remplit puis, précautionneusement pour ne pas avoir à éponger du Coca toute la soirée, il se dirigea vers la chambre de son frère Michael. Celui-ci jouait à la console. Il s’empara du verre de Coca que lui tendait son frère et lui frotta la tête avec sa main.
-« Eh ben, ‘Dy, tu t’ennuies ? Tu veux jouer à un truc avec moi ? »
-« Bof… dit Andy, j’aimerais mieux aller jouer dehors. »
-« Tu peux y aller si tu restes dans le lotissement. Ou alors tu peux attendre que je trouve une sauvegarde et on ira en ville tous les deux. »
-« Cool ! »
Michael avait seize ans, et, contrairement aux grands frères de tous les copains d’Andy, avait toujours un peu de temps à lui consacrer. Andy s’assit et regarda un moment son frère jouer. Un bruit dans l’entrée. Peut-être Papa et Maman qui rentraient plus tôt. Les deux garçons sortirent de la chambre. Étrange… Ils les auraient entendus discuter. Michael fronça les sourcils. On aurait bien dit la porte, pourtant. Ils tendirent l’oreille. Plus rien. Quoique. Il y avait comme un cliquetis derrière la porte, comme si quelqu’un tapait légèrement de l’ongle… Michael leva la voix : « J’appelle les flics, bâtard ! ». Il avait parlé avec sa meilleure voix de racaille, qui faisait tellement rire Andy. Soudain, le cliquetis se tut. « Bizarre, dit Andy ». Il avait un petit peu peur. Son frère lui serra gentiment l’épaule : « T’en fais pas. Ils sont partis, quoi. » Il avait de nouveau parlé avec sa voix de racaille. Andy éclata de rire. « Bon, allez, mets tes chaussures, on va aller manger une glace. » Andy s’exécuta. Michael vérifia ses lacets. Alors qu’ils sortaient de l’appartement, deux chiffons chloroformés furent plaqués sur leurs visages...

lundi, mai 01, 2006

Arkham(7)

Mantoni conduisait. Geoff était assis à côté du clochard. C’était leur procédure standard. Rebecca était par trop impressionnante pour mettre les suspects en confiance, et perdait trop facilement patience. Geoff se tourna vers leur « suspect ». Suspect, il l’était par son comportement, mais il ne correspondait absolument pas au profil du ou des tueurs qu’ils recherchaient. Manifestement terrorisé, hirsute et sale, maigre comme un clou, il aurait été incapable de commettre un meurtre, et c’était un miracle qu’il ait réussi à garder sa partenaire à distance pendant aussi longtemps (bien qu’il la soupçonnât de s’être laissée distancer par jeu). Il ne pipait mot, se contentant de regarder par la vitre, les yeux vitreux. Geoff n’avait encore pu observer son visage, que l’homme avait tourné immédiatement aussi loin de lui que son cou le lui permettait. Il se pencha entre les sièges pour discrètement demander à Mantoni si elle l’emmenait au poste. Celle-ci, haussant la voix, répondit « Non, on l’emmène pas au poste. On va trouver un coin tranquille pour s’occuper de lui». L’homme sembla s’agiter un peu. Geoff sourit. Il avait bien une petite idée sur le lieu où ils finiraient leur course et, s’il avait raison, il n’y avait pas de quoi avoir peur.
-« Tu sais ce que les huiles ont dit la dernière fois, reprit-il, d’un ton un peu anxieux. »
-« Que veux-tu, reprit-elle, j’aime bien que mes clients répondent quand je leur pose des questions… »
-« Si tu penses que c’est nécessaire… »
-« Appelle Hong et dis-lui qu’on ne sera pas chez lui avant un bon moment, dit-elle en se retournant pour lancer à l’homme un sourire carnassier. »
Tandis que Geoff s’exécutait, promettant à Hong de venir au moment exact où ils auraient terminé, et s'empressant de couper la communication avant d’entendre les récriminations sans fin du scientifique, Mantoni éloigna la voiture du centre ville, et partit vers la banlieue. La tension à l’intérieur du véhicule était palpable, leur prisonnier se montrant toujours aussi peu loquace mais de plus en plus agité. Il s’était même retourné un instant vers Geoff, les yeux implorants. Geoff lui rendit un regard neutre, presque contrit : « Mon vieux, j’aimerais bien, mais comprenez-moi, c’est elle qui commande». Il en profita pour étudier d’un peu plus près les traits de l’homme : il lui semblait assez jeune, guère plus de 30 ans, ce qui excluait l’hypothèse du drogué ou de l’alcoolique de longue date, ces deux types de personnes paraissant cinquantenaires quels que soient leurs âges, surtout dans la communauté sans domicile. Ses yeux étaient d’un noir très profond, se confondant presque avec la pupille. Ses traits étaient tirés ; ses dents, pas encore ravagées. Mais ce qui se lisait le plus sur son visage, c’était la peur. Une peur panique, une peur réalisée, une peur quasiment inhumaine, tellement elle le faisait ressembler à un animal blessé. Geoff se demanda ce qui avait pu lui arriver, ce qu’il avait pu voir dans sa vie pour craindre quelque chose à ce point.
Ils étaient finalement arrivés. Hors de la ville s’étendaient des bois de conifères sur plusieurs kilomètres carré, et Mantoni avait trouvé une petite aire de parking proche d’une cabane de bûcheron. L’homme quitta Geoff des yeux pour voir ce qui se passait, et essayer de découvrir où ils étaient. Mantoni coupa le contact, descendit, et ouvrit à Geoff. « Prends le groupe électrogène dans le coffre… La pelle aussi...» Geoff sortit et se dirigea vers l’arrière de la voiture. Reb était une grande cinglée par fois, mais elle obtenait presque toujours des résultats. Il prit la pelle dans le coffre, guettant les réactions de l’homme qui les observait tous deux, incrédule. Mantoni ouvrit la porte et détacha les menottes. « Bien, mon brave monsieur, je pense que vous savez pourquoi nous sommes ici, dit-elle, toujours avec ce même sourire de loup. Vous m’avez beaucoup donné de peine, et je me dois de donner un exemple ». Sous sa poigne de fer, l’homme commençait à se tortiller, mais rien ni personne ne pouvait échapper à Mantoni lorsqu’elle l’avait décidé. Elle ficha ses yeux dans ceux de son prisonnier et lui demanda d’une voix dure : « Pourquoi vous êtes-vous enfui ? ». Silence. Mantoni réitéra. L’homme semblait déchiré par un conflit intérieur d’une force inouïe. Il semblait à la fois vouloir tout raconter, en finir avec cette improbable situation, ces flics cinglés, ce coin de forêt perdu, l’homme à la pelle, mais aussi échapper à un destin que Geoff et Mantoni devinaient funeste, cauchemardesque, intolérable. Elle fit un signe à son équipier, et tirant l’homme derrière elle, l’entraîna en direction de la cabane. Geoff frappa. Des pas lourds se firent entendre. La porte s’ouvrit, et un homme gigantesque sortit :
-« Eh ben les jeunes, qu’est-ce que vous m’amenez là ? »
Mantoni confia le sans domicile à Geoff, et prit le géant à part :
-« Un type qui a besoin d’un bain chaud et de fringues. Dans un coin sans trop d’issues. Disons que j’aimerais beaucoup discuter avec ce brave homme, et que j’espère le mettre suffisamment en confiance pour qu’il me renseigne sur des trucs louches. Je te passe les détails ».
-« T’as bien fait de me l’amener. Tu penses qu’on le recherche ? Faut que je passe en état d’alerte ? »
-« Non, je ne pense pas. »
Elle fit signe à Geoff d’approcher, et lança « Je t’ai rapporté ta pelle et ton groupe électrogène. » Ils entrèrent dans la cabane. « Je vous présente Harry Stone, dit-elle au sans-abri, complètement éberlué, mais qui semblait s’être détendu un peu. Il va vous indiquer où vous pourrez vous débarbouiller un peu et vous filer des frusques un peu moins décaties. Ensuite, on parlera un moment, on vous ramènera, et vous serez libre de faire ce que vous voulez. Vous avez un nom ?» Le petit homme lâcha, d’une voix qui était presque un murmure : « Stan. »
-« Je peux vous faire confiance, Stan ? »
-« Je partirai pas. »
Harry le prit par le bras, et l’entraîna à l’étage. Mantoni et Hart se dirigèrent vers le salon et s’assirent.
-« Alors, qu’est-ce que tu as appris auprès de notre éminente scientifique ? demanda-t-elle. »