mardi, février 17, 2009

Arkham (17)

Mantoni posa sa bière sur le bar et alluma une cigarette, avant de se tourner vers le copain de Ginger.
« Je pourrais te menacer. Je pourrais te dire qu'en ce moment j'ai tout ce qu'il me faut pour te mettre à l'ombre pendant un bon moment, et une fois là-bas, on sait pas, il t'arrivera peut-être quelque chose de regrettable... Je pourrais te dire qu'on pourrait même régler ça tout de suite, on sort, et je te mets en morceaux, et on en parle plus. Mais l'un dans l'autre je crois que je vais finir ma bière et que tu vas dégager, parce que tu me fais de l'ombre, et parce qu'au final t'es un minable qui n'a rien pour lui à part une gueule d'amour qui durera même pas encore cinq ans. La question, c'est ce que, toi, tu vas faire, maintenant, parce que je sens que je t'ai pas convaincu. Je trouve ça dommage, mais dans la vie y a deux types de gens, les rapides et les lents, et je sens que tu vas finir de me convaincre que tu appartiens à cette deuxième catégorie. Alors si tu veux l'ouvrir, c'est maintenant. »
Lee restait là, sans bouger, avec son air mauvais de petite frappe, son blouson en cuir, et son crâne rasé. Il lançait des regards de défi à la cantonade, mais hormis les deux femmes qui lui tenaient tête, personne ne semblait lui accorder un quelconque intérêt. Autour d'eux, quelques habitués buvaient, discutaient ou regardaient le match sur un écran plat poisseux de fumée, et couvraient leur petite conversation de suffisamment de bruit pour qu'elle restât intime. Ginger regardait la scène d'un air apeuré, mais le désarroi de son ex semblait l'amuser, même si elle s'en voulait de s'être tournée vers sa soeur. Comme tous les types dans son genre, il était frappé de cette incompréhension atavique du petit tyran face à la menace d'un plus gros prédateur que lui. Mantoni pouvait voir son petit cerveau fonctionner dans tous les sens, entre agression, capitulation, et retraite pour mieux frapper dans le dos. Alors qu'il commençait à parler, elle le coupa tout net, levant un index péremptoire.
« Avant que tu commences, je veux juste signaler que je sais où tu crèches, que je sais qui sont tes amis, et que je te retrouverai où que tu ailles dans cette ville. Ah, j'oubliais, » dit-elle en se levant, « quand on m'envoie un coup, je l'évite et je le rends, ça te changera de tes partenaires de boxe habituelles ».
Lee réfléchit encore une petite seconde, puis cracha, sans même effleurer Ginger du regard : « Tu diras à ta soeur que je lui rendrai ses disques un de ces jours. C'était encore ce qu'il y avait de mieux chez elle. ».
Puis il partit sans se retourner, mains dans les poches, en se voûtant pour paraître plus fort. Mantoni se tourna vers sa soeur : « Bon maintenant tu le suis, et tu lui mets un pain. Tu lui dis qu'il a deux jours pour te rendre tes affaires, et qu'il peut les mettre dans ta boîte aux lettres, t'as pas besoin de le voir. »
« Tu crois ? »
« Je crois, oui, je suis même sûre. Tu as vu quel gros looser c'était, maintenant tu dois te le prouver. donc tu prends ton courage à deux mains, et tu montres un peu que toutes ces années d'entraînement en natation ne servent pas qu'à frimer à la plage. Je te rejoins quand j'ai fini ma bière. »
Ginger hésita une fraction de seconde, puis courut vers la sortie. Les portes se refermèrent derrière elle au moment où elle rattrapait Lee. Mantoni soupira, envoyant vers la salle une volute de fumée. Elle se détendit. Elle n'aurait jamais cru sa soeur capable de se faire avoir à ce point. Une fois de plus, elle avait dû se réfréner, aller contre son instinct qui lui disait de frapper, de cogner, de réduire en bouillie ce moustique qui la gênait. Quand il était parti, elle avait dû lutter de toute sa force contre elle-même pour ne pas le rattraper, le saisir par sa veste, et le jeter parmi les bouteilles derrière le bar. Dès l'adolescence, elle avait décidé de toujours lutter, de toujours se contrôler, de toujours choisir où et quand elle allait lâcher la bête qui était en elle. Elle se rappelait le moment précis où elle s'était rendue compte de cette force qui l'habitait, et de la peur qu'elle avait causée, à Ginger d'abord, mais surtout à elle-même. Elle avait retenu son bras à quelques centimètres du visage de sa petite soeur, qui n'avait que quinze ans, et elle se rappellerait toujours ses yeux, quand son expression était passée de la simple contrariété d'une dispute à la terreur complète. Et elle s'était juré de ne jamais plus provoquer un tel regard, à moins de le choisir. Elle avait développé une technique de relaxation qui lui fournissait toujours les quelques secondes nécessaires pour comprendre une situation, avant de se décider d'agir. Depuis, la bête n'était sortie que dans de rares occasions, mais toujours quand la situation l'exigeait. Le reste du temps, elle dépensait son agressivité dans le sport, dans la course et dans la boxe. Quant à Ginny, elle n'avait abordé le sujet qu'une seule fois, quelques années plus tard, après une affaire particulièrement sordide. Le soir venu, elle avait passé une heure dans le sous-sol, à boxer un sac de sable, pieds-poings-pieds, poings-poings-pieds, tournoyant, poussant de temps en temps un râle de colère enfermée. Ginny s'était assise sur l'escalier pour la regarder. A la fin, elle lui avait demandé : « Tu te rappelles..? ». Rebecca avait acquiescé et, d'une voix sourde, adoucie par la fatigue et le défoulement, elle lui avait répété la promesse qu'elle s'était faite ce jour-là. « Tu marches sur un chemin difficile, soeurette, » avait conclu Ginger, « combien de temps tiendras-tu à te battre contre toi-même ? ». Mantoni avait haussé les épaules : « Jusqu'au moment où je choisirai de perdre. Mais là, ce sera pour protéger quelque chose qui m'est cher ».
Mantoni finit son verre, noyant ce vieux souvenir dans l'amertume du houblon. Aujourd'hui, elle n'avait pas eu le temps de lâcher la bête pour protéger son témoin. Elle était restée endormie dans son inconscient, incapable de sentir le danger. Quelque part dans Arkham, il y avait un prédateur plus rusé. Ramassant son sac, elle se dirigea vers la sortie. Ginger l'attendait, à côté de la forme prostrée de son ancien amant, un petit sourire aux lèvres. Au moment où les deux soeurs entrèrent dans la voiture, son scanner grésilla. Un inspecteur avait été blessé à son domicile par une arme empoisonnée. La bête s'ébroua lorsqu'elle entendit le nom de son coéquipier. Ginger avisa un hôtel et lui fit signe de la déposer.
« Je rentrerai en taxi, » lança-t-elle, mais Rebecca n'entendait plus.