lundi, août 31, 2009

Comment tombent les héros - Quatrième partie (6)

Ernest, Abraham, Wilhelm, Thomas, Nathalie et Elisa.

La neige avait fondu. L'herbe sous leur pieds était fraîche, et plus aucun signe de leurs adversaires, ni de la terrible bataille, qui s'était instantanément arrêtée, ne subsistait. Un calme olympien les entourait, les berçait. Thomas se leva le premier, jeta un oeil au ciel bleu sombre, puis s'approcha de Nathalie, qui souriait faiblement à travers la fatigue et la crasse. Juste derrière eux, Elisa s'était allongée, les yeux mi-clos. La silhouette presque transparente de Nicolas se tenait auprès d'elle. Thomas se mit en mouvement, difficilement, très difficilement, poussant un grognement à chaque nouveau muscle qui s'insurgeait contre de nouveaux mauvais traitements. L'air était doux, presque chaud, comme si le crépuscule magique avait chassé l'hiver. Il aida comme il put Wilhelm à se lever, son énorme masse manquant de lui arracher une épaule.
-"C'est souvent que le soleil se lève à l'envers chez vous ?"
-"Bof...", répondit Thomas.
Ernest et Van Helsing étaient écroulés l'un sur l'autre, visiblement blessés. Ernest avait sans doute tenu à se battre, ce qui ne lui réussissait guère, et il était couvert de bleus et de coupures, de coups de griffes et de coups de dents. Lentement, les deux hommes semblaient émerger de leur évanouissement, la chaleur d'un soleil d'automne semblant faire fondre la douleur. Thomas sentait d'ailleurs lui aussi son corps se détendre, récupérer, à une cadence qui lui sembla vraiment très rapide. Déjà, les blessures sur son visage semblaient cicatriser. Une odeur étrange, végétale, presque sucrée lui emplissait les narines. Une odeur qui lui rappelait le lycée, et sa mère, et ses potes, et les après-midi à courir dans l'herbe quand il était gamin, les soirées à traîner, mais aussi les combats et surtout les victoires, tous les moments de sa vie pendant lesquels il s'était dit "je suis là et c'est bien". Une paix absolue s'insinua en lui. La réalisation qu'il était un avec les autres représentants de l'humanité, avec leur parc, avec toute la ville. La puissance du sentiment le mit à genoux, et des larmes de soulagement envahirent ses yeux. Il se tourna vers Nathalie, qui riait doucement sous un arbre.

Wilhelm faisait l'inventaire. On lui avait enseigné à connaître le moindre muscle, le moindre cartilage, le moindre os de son corps, et il constata, surpris, que rien ne semblait plus abîmé, comme après un mois de repos. Un large sourire barrait son visage écailleux. Il y avait quand même du bon à se laisser porter par la Chasse, pensa-t-il. Et si les autres dimensions étaient effectivement bizarres, il ne regretterait jamais de s'être perdu un jour au détour d'une forêt pour arriver ici. Un jour, il avait vu sur une de leurs fenêtres étranges l'histoire d'un barbare, ancien esclave, qui se battait contre un culte serpent qui n'était pas sans lui rappeler la religion de ses ancêtres. Le barbare avait un Dieu à lui, que Wilhelm avait bien aimé, et il criait son nom dans les moments les plus forts de ses aventures. Wilhelm fit de même. "Crom !", lâcha-t-il dans un grand éclat de rire, avant d'aller aider les deux vieux humains à se relever.

Elisa écarquilla les yeux, tout à coup. Un léger doute. Ce qui s'était passé était infiniment plus complexe, -infiniment plus merveilleux aussi- que le sort qu'elle avait prévu de lancer. Ils n'étaient pas censés guérir instantanément, déjà, pas censés non plus ressentir cette euphorie qui la berçait. Ils étaient tous là, debout, ensemble. Elle s'approcha de Thomas et Nathalie, qui la regardaient d'un air appréciateur. Thomas lui lança un "bien joué", et leva une paume qu'elle s'empressa de frapper de la sienne avant de refaire le geste avec Nathalie et Wilhelm, enfin avec Ernest, après tout. Puis un silence perplexe s'installa.

-"Euh, tu as fait quoi exactement ?", commença Thomas.
-"En fait, je sais pas trop. C'était censé nous déplacer au mois d'octobre, tu te rappelles, quand on avait passé la soirée ici ? Juste un petit tour, pour boire un pot et faire un pique-nique, parce que j'ai trouvé... J'ai trouvé qu'il lui fallait quelque chose de... De plus..." Sa voix se brisa. Elle était en larmes, son visage rayé par le mascara. Ernest s'approcha et, tout doucement, très dignement, serra ses épaules de ses mains.
-"Je voulais pas qu'on se rappelle ce truc, ce matin", hoqueta-t-elle, "c'était nul, c'était pas elle, c'était pas nous, et ça m'a fait réfléchir. Je voulais qu'on ait un vrai truc à nous pour se souvenir d'elle. Et j'avais trouvé un petit truc pour qu'on se rappelle un moment rien qu'à nous. Parce qu'on a galéré sans arrêt depuis que tout a commencé, qu'on a donné tout ce qu'on avait, et que ça n'a quand même pas suffi. Je veux pas qu'on arrête, je veux pas qu'on abandonne le combat, ce qu'on fait est trop important. Mais je voulais que ce soir on ait un moment de répit. Apparemment je me suis trompée dans mes calculs, d'accord. Quelque chose s'est passé quand j'ai fini mon sort. Mais on est là, on est bien, et on a le droit de faire une pause. Pour Sandra. Avec son souvenir."
-"Moi je vote pour", déclara Thomas. "De toute façon vos machins magiques ne marchent jamais comme vous prévoyez, alors je dis qu'on en profite. Qui a fait les sandwiches ?"
Elisa se rendit vers le petit portillon jamais fermé qui servait d'entrée au parc. Elle ramena l'énorme panier en osier qu'elle avait emprunté à ses parents.
-"Tu as donc vraiment préparé des sandwiches. Tu sais que tu es trop forte, toi ?", lança-t-il à Elisa en saisissant une demie-baguette. "Vous pouvez en prendre de la graine, les ancêtres," ajouta-t-il, lançant Galore un regard moqueur. "Vous nous avez encore été super-utile aujourd'hui. Je crois qu'on vous doit un fier chandelier, à force..."
Galore baissa les yeux, et essuya ses lunettes. Il ânonna plusieurs débuts de phrase, puis lâcha un "désolé" dans un murmure. Thomas leva la tête du panier :
-"Pâté-cornichons pour vous, c'est ça ? Allez, Ernest, on sait bien que vous avez fait de votre mieux. Et puis... C'est pas comme si c'était vous qui étiez censé être le chasseur de monstres légendaire, n'est-ce pas Monsieur Vé ?"
-"Je vois qu'il y a de la salade de pâtes, jeune effronté", répondit Van Helsing, "Sers m'en donc une assiette. En silence."
Wilhelm se baissa. Elisa avait pensé à lui : Un énorme saucisson, qu'il mangeait la plupart du temps avec la ficelle, portait une étiquette avec son nom. Et Elisa lui avait acheté des M&M's. Un bon gros sourire lui fendit le visage, et il s'installa sur un banc, profitant du soleil qui semblait figé dans le ciel. Ils s'assirent en cercle, autour du panier. La fausse soirée dura longtemps, ils rirent parfois, ils pleurèrent aussi, ils parlèrent d'elle. Plus tard, ils décidèrent d'appeler Jean-Louis pour lui proposer de venir, ce qu'il déclina immédiatement, avant d'arriver, son meilleur pote le traînant presque par le bras. Il rejoignirent le cercle.

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