lundi, août 31, 2009

Comment tombent les héros - Troisième partie (2)

Ernest, Wilhelm, et Abraham.

-"Des gamins ! Des gamins pour sauver le monde ! Pour lutter à notre place, pour tuer, mourir, et porter nos croix ! Et personne n'en sait rien, ça ne touche personne. Nous compilons le tout dans nos chroniques, dans des articles de la très respectée Revue des Occultistes, tout juste bonne à s'essuyer le postérieur, dirigée par cette vieille baderne de De La Roseraie de Brocéliande, aristocrate de mes fesses, nous remplissons des pages et des pages, mais tout nous échappe ! La magie des victoires, le merveilleux des découvertes, la douleur des défaites, rien n'est écrit dans nos livres. Des gamins, Abraham. Et ils réussissent ! Et ils crèvent quand même, pendant que Monsieur De Brocéliande - j'ajouterais d'ailleurs que Brocéliande sent le lisier de porc (forcément, la Bretagne...), et qu'on n'y a rien observé depuis au moins cinquante ans - De Brocéliande publie un petit article sur les intérêts comparés du rituel de conjuration de la Samhain original ou de la variante de von Strauzenberg - dont tout le monde se fout, d'ailleurs."
La bouteille de vieil armagnac descendait à vue d'œil. Van Helsing ne sentait plus tellement son grand âge, mais l'inclinaison constamment mouvante de sa table - sans doute un effet secondaire du rituel - remuait en lui un sentiment de malaise qu'il tenta d'apaiser d'une nouvelle rasade. Ernest essayait en vain de fixer son regard, appuyant ses paroles de grands gestes emphatiques. Wilhelm ronflait paisiblement sur sa chaise, blotti dans sa couverture, son quatrième verre à peine entamé.
Van Helsing inspira :
-"J'ai connu l'arrière-arrière-grand-père De Brocéliande. C'était une brute qui passait son temps à chasser la fée avec une meute de chiens, pour se faire bien voir du clergé. Une vie emplie de frustrations, d'ailleurs, vous pensez bien que les Féériques l'entendaient venir de loin. Mais il avait de la suite dans les idées. Je crois que ses dernières paroles furent "J'ai encore le temps d'en attraper une, Seigneur." Un brave homme, somme toute, pétri d'enthousiasme. Je crois que le fils est un jour tombé sur le dernier représentant Féérique qui fermait la brèche. Il paraît qu'il lui a fait un vilain geste, a crié 'Pour votre Papa !' et qu'il a disparu. J'imagine que, le portail fermé, les descendants ont dû se rabattre sur des travaux plus théoriques."
-"Exactement, exactement," ânonna Ernest "le théorique, l'abstra...bstrac...ction, le vide insertidéral de la pensée... suffisante.", lâcha Ernest, réprimant un hoquet.
-"Ils ont toujours refusé mes soumissions." ajouta-t-il tristement. Le silence s'abattit sur la pièce, troublé seulement par les ronflements réguliers.
-"S'ils avaient vu ce que vous avez vu, cher ami, ils vous auraient porté en héros."
-"J'aurais eu droit à une médaille, peut-être."
-"Une statue, mon cher, une statue !"
Ernest remplit leurs verres, songeur. La rêverie tourna court.
-"Plus rien ne sera comme avant. On ne peut pas être le chroniqueur de la fin de l'innocence.", lâcha Ernest, son ton descendant d'un octave.
Wilhelm, agité par quelque songe, se tourna en grognant. Van Helsing porta son verre à ses lèvres, une larme unique coula de son œil droit pour se perdre dans ses rides.
-"Sauf quand on est un lâche. Et que pour protéger son logis, on prend le risque que tout s'écroule." Le visage d'Amelia s'imprima sur sa rétine, comme il l'avait vue pour la dernière fois. "Vous ai-je déjà raconté les circonstances de ma venue ici ?" Il but un long trait de son verre.

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