lundi, avril 03, 2006

Arkham (5)

Ça faisait trop longtemps. Mantoni se redressa d’un bond derrière son bureau. Geoff passait un temps fou à parler avec la prof, le département des personnes disparues faisait preuve de son efficacité habituelle, Hong ne l’avait pas encore rappelée avec les résultats, elle n’avait plus de cigarettes, et le café était particulièrement immonde aujourd’hui. Elle attrapa son manteau en sortant, puis claqua la porte du bureau derrière elle. Personne ne sembla surpris. Ils s’étaient habitués, pas de nouvelle recrue depuis un moment. « Si on me cherche, je suis dehors », jeta-t-elle à la cantonade. La secrétaire des détectives lui fit un petit signe, et un grand sourire. S’emparant d’une radio, Mantoni s’engouffra dans les escaliers. Toujours pas d’identité sur les victimes, donc rien de possible de ce côté-là. Toujours pas de lieu du crime (la scène avait été suffisamment « propre » pour exclure l’accomplissement des tortures sur place). Restaient l’entrepôt et ses résidents occasionnels. Ou des étudiants qui se seraient installés pour fumer un pétard et qui auraient entendu ou vu quelque chose de suspect. En gros, il allait lui falloir une chance pas possible. Pas grave. Au moins, elle était sortie de son bureau, elle ne tournait plus comme un lion en cage, et elle se sentait au final plutôt bien.
Elle se dirigea vers le quartier universitaire. Les rues, ici, étaient larges et pavées, et bien peu de voitures circulaient. Elle croisa plusieurs petits groupes d’étudiants, rentrant des cours ou se dirigeant vers l’une des nombreuses terrasses de la rue, mais, concentrée comme elle l’était, elle les remarqua à peine. Les mains dans les poches, avançant d’un air décidé, elle avait tendance à suffisamment impressionner les passants pour ne jamais avoir à ralentir. Enfermée comme elle l’avait été dans son bureau pendant une matinée entière, elle n’aurait toléré aucune interruption. Elle fulminait intérieurement. Qui étaient ces gens ? Qu’est-ce qu’ils avaient dans le crâne ? Est-ce qu’ils allaient recommencer ? Est-ce qu’ils allaient faire une erreur ? Combien étaient-ils ? Un jeune homme seul manqua de lui rentrer dedans. Il était mignon dans le style jeune premier plein de fric, et, sans doute habitué à tout régler d’un sourire, lui fit miroiter ses dents trop blanches. Elle continua sans s’arrêter, en lui balançant un malencontreux coup de genou dans une cuisse. Le sourire se crispa. « Connasse », il avait dit, sans doute surpris de ne pas avoir fait son petit effet. Elle s’arrêta. Il avait repris sa route. « Protéger et servir, protéger et servir, protéger et servir… » Elle prit une grande inspiration. Elle hésita une fraction de seconde. Puis reprit son chemin d’un pas encore plus déterminé.
Elle arrivait à l’entrepôt lorsque son téléphone sonna. Hong avait les résultats des analyses de traces. Elle lui promit de passer avec Geoff dès qu’ils auraient fini leurs boulots respectifs, et demanda à celui-ci de la rejoindre quand il aurait terminé. Les entrepôts proches de Miskatonic avaient, il y a très longtemps, servi de stocks pour les pêcheurs d’Arkham et des alentours, puis, plus tard, à la faculté d’ethnologie, qui avait financé plusieurs expéditions, dans les Caraïbes notamment. Elle fit le tour des entrepôts, commençant par les plus proches de la scène. Pas un bruit, pas un signe de vie, ce qui était normal, les squatters restant la plupart du temps discrets. Elle pénétra dans celui qui jouxtait l’entrepôt numéro 8, où les corps avaient été disposés. Les fenêtres étaient recouvertes d’une couche de poussière impressionnante, mais le soleil était suffisamment fort pour ne pas qu’elle sorte sa torche. Elle fit le tour, enjambant les restes de vieilles caisses de bois pourri, les seringues et les mégots de joints. Personne. Personne, et, ce qui était plus étonnant, pas de traces de passage récentes. Les entrepôts, tous les entrepôts étaient régulièrement investis par des logeurs sans le sou, qui profitaient justement de l’immense place pour s’installer à l’écart les uns des autres, limitant ainsi les conflits. Ce lieu semblait figé, et il y régnait comme une aura de menace. Elle scruta les lieux de plus belle, mais l’impression demeura : Personne n’avait squatté ici depuis au moins deux mois, elle en aurait mis sa main au feu. Et ça, ça voulait dire que soit les SDF avaient trouvé mieux pour s’installer, et moins cher, soit que le crime avait été encore plus soigneusement préparé qu’elle l’avait imaginé. Elle sorti de l’entrepôt et passa au suivant, s’éloignant le moins possible. Ici non plus il n’y avait pas de traces, pas de marques suggérant la vie. Pas de vieilles boîtes de conserve encore humide, pas de couvertures, rien… Mantoni continua son exploration des entrepôts environnants. Tout semblait suggérer que la scène du crime avait été, plusieurs mois auparavant, entourée d’une zone interdite. Quelqu’un avait pris les mesures nécessaires pour ne pas avoir de témoins, ce qui suggérait un ou des tueurs particulièrement organisés. Elle sortit du complexe des entrepôts, décidée à trouver quelqu’un qui saurait lui dire ce qui s’était passé, pourquoi la population de sans-abri avait soudain déserté un bon quart de son territoire, et s’il y avait malgré tout un seul putain de témoin de quoi que ce soit. Elle commença à réfléchir, à élaborer des pistes, des hypothèses, des scénarios. Quelque chose se tramait ici, quelque chose de dérangeant. Un sentiment d’euphorie mêlée de rage commença à l’envahir, et elle sentit se dessiner sur son visage un sourire carnassier. Elle était tendue à se rompre, tous ses sens en éveil. Elle reprit sa marche en direction des entrepôts les plus éloignés.
Arrivée à celui qui se trouvait le plus près de la mer, elle ouvrit la porte avec fracas. Elle attendit que les bruits de pas affolés se calment avant de pénétrer dans l’entrepôt, puis se dirigea vers le centre de la grande pièce. « Police, Messieurs-Dames, et que je ne voie pas d’énervés s’il vous plaît, j’ai les nerfs ! Je viens pas vous déloger, ni voir ce que vous fumez, je veux juste des putains de réponses à mes putains de questions ! Y aura peut-être un peu de sous à récolter pour les plus bavards. Approchez, approchez ! On s’approche et on discute, et on énerve pas la gentille inspectrice ! ». Elle attendit. Des paroles étouffées lui parvenaient, ils étaient en grande discussion. Soudain, elle perçut un mouvement derrière elle. Un petit homme malingre était entré dans l’entrepôt, et avait aussitôt pris la fuite. Merde ! Il n’y avait que deux genres de types pour s’enfuir comme ça : les paranoïaques, et ceux qui avaient peur pour toutes les bonnes raisons. Sans hésiter, Mantoni se lança à sa poursuite.

3 commentaires:

Reb a dit…

ça doit pas être facile de courir comme ça, quand on fume. Mais bon, elle va le rattraper, hein ?

Au fait, tu t'inspires de ton magnifique lieu de travail et des personnes que tu y rencontres aux alentours, ou la ressemblance avec des personnes réelles ne serait que pure coïncidence ?

Bouddha a dit…

Ca s'annonce affeux et compliqué comme je les aime!

Jojo a dit…

Oué, bombe de balle !

Pour ce qui est de l'inspiration, ta flique a presque le même nom que Rebecca Manzoni, la présentatrice d'Eclectik sur France Inter (et apparemment plus récemment d'une émission sur France 5). Coïncidence ?