mardi, avril 11, 2006

Arkham (6)

Mantoni aimait courir. Elle s’habillait d’ailleurs toujours en prévision de ces moments, qu’elle attendait avec une délectation ne seyant pas au grade qu’elle avait déjà atteint. Peu importait. Elle était toujours prête à se jeter à la poursuite d’une piste, et même parfois à la poursuite de n’importe quoi, témoins, simple quidams, etc. Aujourd’hui, alors qu’elle avait la possibilité de joindre l’utile à l’agréable, elle se sentait euphorique. Le petit homme avait sur elle quelques longueurs d’avance, mais elle savait qu’elle allait le rattraper. Un sourire carnassier éclairait son visage, lui donnant l’allure d’un grand fauve, une bête puissante et leste, inéluctable pour le devenir de sa proie. Déjà, elle sentait l’homme se fatiguer, remarquait des irrégularités dans la foulée, des accrocs dans la respiration. Elle, par contre, maîtrisait parfaitement son corps, qu’elle entretenait à la manière d’une mécanique de haute précision. Malgré cette différence de niveau, l’homme semblait avoir l’énergie du désespoir, et réussissait toujours à se reprendre, à accélérer de plus belle chaque fois qu’il la sentait gagner sur lui. Sa fuite le menait vers la sortie du secteur des entrepôts, vers l’Université. Elle risquait de le perdre, une fois qu’il aurait rejoint les rues plus fréquentées. Elle se tendit de plus belle, et se précipita sur les talons de l’homme. Une première fois, elle faillit le saisir par le col de sa veste, mais il esquiva prestement sa main, redoublant ses efforts. « Arrêtez-vous, hurla-t-elle, je veux simplement vous parler !» Aucun résultat. Remerciant presque l’homme de l’entraîner ainsi dans sa fuite, elle continua ainsi à courir, ne pensant presque plus, ressentant seulement les chocs de ses semelles sur l’asphalte, sa respiration d’une régularité parfaite. L’université n’était plus qu’à quelques centaines de mètres, se dressant de toute sa splendeur gothique devant sa proie. Il allait falloir terminer, et vite.
Tentant le tout pour le tout, Mantoni accéléra encore, puis se jeta en avant sur l’homme, le ceinturant de ses deux bras. Tous deux roulèrent à terre. Le petit homme se débattait tant et plus, la repoussant de toutes la force de ses jambes. Il finit par lui heurter le menton d’un coup de pied. Surprise, elle cessa une fraction de seconde de l’agripper, ce qui lui permit de se remettre sur pied avant de repartir de plus belle. Mantoni, un peu vexée, mais toujours ravie, se leva à son tour et se remit à courir. Il était clair que l’homme était à bout de forces. Elle le suivit facilement jusqu’à la rue, restant au plus près de lui, mais ne tentant rien pour l’instant, profitant de cette occasion de se défouler. Alors qu’ils arrivaient tous les deux à la hauteur de l’entrée du bâtiment des Sciences Humaines, une voix lui parvint : « Allez patronne, on arrête de jouer avec le petit monsieur ! ». Geoff, ne la connaissant que trop, ne serait jamais physiquement intervenu dans une poursuite. Le petit homme lui était passé devant sans même qu’il n’esquisse le moindre mouvement. « J’arrive ! dit Mantoni, lui faisant un petit signe signifiant que tout allait bien. » Elle redoubla de vitesse, et se retrouva quasiment à la hauteur de sa proie.
Finalement, presque à regret, elle lui saisit le bras d’une poigne de fer. Le petit homme plongea dans ses yeux un regard terrifié. Elle le força à ralentir, soutenant son regard, tentant de le rassurer. Elle n’avait après tout aucune raison de le soupçonner de quoi que ce soit, et elle essaya de le lui faire sentir. Elle entendait sa respiration saccadée, sentait son pouls dans tout son bras. Il allait finir par mourir sous l’effort. Elle s’arrêta brusquement, resserrant son étreinte. L’homme hésitait. Il ralentit, mais Mantoni eut la nette impression qu’il aurait suffi d’une faiblesse pour qu’il reparte de plus belle, tel un animal pris au piège. Elle ne lui en laissa pas l’occasion. Elle le tira par le bras en direction de Geoff, qui attendait près de sa voiture, fumant une cigarette. Elle reprit son souffle, calmement, sûrement, et installa l’homme à l’arrière de la voiture. Il n’avait pas dit un mot. Geoff lui alluma une cigarette :
-« Dis-moi que ce type n’est pas notre génie du crime… »
-« Aucune chance. En fait je l’ai juste trouvé un peu louche. »
-« Louche ? Si ça se trouve c’était juste un type en train de faire son petit footing du matin. Tu sais ce qui t’est arrivé la dernière fois… »
-« Je crois pas. C’est probablement un pauvre type un peu cinglé qui a pris peur en voyant débarquer les poulets. »
-« Remarque, tu peux être particulièrement impressionnante, quand tu veux. »
-« Ouais. Mais là je suis pas sûre qu’il a bien remarqué ma stature de déesse grecque. Il y un truc de pas net qui se passe dans les entrepôts. Un truc qui fait peur aux clochards. Pas seulement les descentes, pas seulement les racailles, un truc plus profond… »
-« Et tu as une idée de ce que ça peut être ? »
-« J’en sais rien… J’en sais rien. Mais il va falloir qu’on creuse un peu profond là-dedans, parce que je n’aime pas du tout la tournure que prennent les événements. »

2 commentaires:

Jojo a dit…

"Essoufflant !" Cancer des poumons Magazine

Sinon, excellent...

Delphinium a dit…

Bon Scénario. J'apprécie particulièrement ta façon d'entremêler les présentations des personnages tout en déroulant le fil conducteur de l'histoire. Un bon travail de couturier littéraire. Quand vas-tu démêler la pelote? :-)