lundi, février 20, 2006

Le pire dans tout ça...

Je trébuche sur la fille à côté de moi. Elle se retourne, forcément en colère, et me grogne dessus. Sa peau est grise et pend par endroits, révélant des taches de chairs nécrosées. Absolument immonde, comme tous ceux qui m'entourent. Je tourne la tête. La masse de mes semblables avance, inexorablement. Ils sont grisâtres, parfois d'un brun rougeâtre pour les plus abîmés ou goinfres, certains sont recouverts de moisissures, de vert-de-gris, d'autres substances. Les plus vieux ne sont presque plus que des squelettes, dont les articulations craquent à chaque pas. Il leur reste bien un peu de peau, mais elle est parcheminée et pourrie. Ceux-ci ont au moins une chance : les asticots ont arrêté de les bouffer depuis un moment déjà... Un râle devant : Les barbelés du camp de réfugiés sont en vue, et déjà les premiers d'entre nous se font faucher par les balles. Mais ils se relèvent. Comme si de rien n'était (c'est un peu le cas, en vérité). Mouais. Ces irréductibles ont l'air d'être d'assez mauvais tireurs, en fait. Peut-être ne savent-ils pas : DANS LA TETE, bande d'abrutis ! Peine perdue. Les premiers ont atteint les barrières, poussent, griffent, arrachent ce qu'ils peuvent. Nous sommes silencieux, en fait. A part quelques grognements, pas un bruit ne nous accompagne. Nous ne parlons pas, nous sommes suffisamment légers et lents pour ne faire que peu de bruit lorsque nous marchons, et nos bruits sont de toute façon couverts par les leurs, leurs cris, leurs moteurs, leurs coups de feu. Nous sommes tout simplement inexorables : nous avons tout le temps du monde. Nous sommes là pour bouffer, ce que nous faisons, tous les jours, à outrance, et chaque fois que nous rencontrons un morceau de viande. Nous ne connaissons pas la maladie, le froid, la déshydratation. Mais ce n'est pas le pire.
Les barrières tombent dans un grand fracas, et c'est l'hystérie dans le camp. J'arrive près de l'entrée, et les autres ont grimpé sur les cadavres des premiers pour y pénétrer. Pour des mateurs, les survivants se sont pas mal défendus, un vrai carnage ! Tiens, d'ailleurs, je reconnais la fille sur qui j'avais trébuché. Un trou de 10 centimètres de diamètre dans le crâne, elle ne grognera plus sur personne. Dommage, elle avait l'air sympa. J'ai un peu de mal à poursuivre les plus pressés, ma jambe droite s'est brisée net lorsque je suis mort en montagne, et elle ne tient plus que par un lambeau de chair qui pourrit de plus en plus. J'hume l'air, ça sent le sang, sans aucun doute. Et la chair. J'ai appris à reconnaître tout ça, depuis l'accident. Nous sommes efficaces : nous sentons les vivants, de loin, nous devinons leur taille, leur état de santé, leur peur aussi. Nous ne connaissons même pas vraiment la faim, nous percevons et allons consommer, c'est un réflexe, même pas une envie. Encore moins un besoin : nous ne mourons pas de faim, nous ne pouvons pas mourir. Mais ce n'est pas le pire.
Une petite cabane de tôle, éloignée du gros de la horde, une petite silhouette dedans. Probablement un adolescent, peut-être un môme. Même les grands sont petits de nos jours. Ils n'ont pas assez à manger, leur croissance est erratique, ils sont voûtés, difformes. Ils nous ressemblent un peu. D'un geste, j'arrache la porte. Elle est là, acculée contre le mur, terrorisée. Une déflagration, je tombe. Elle m'a tiré dessus. Colt .45. La jambe gauche, forcément. Je me retourne, et je la vois derrière moi, dégoulinant un sang noir et poisseux. Je commence à ramper, mais elle me fauche encore une fois : c'est un bras, cette fois. Le droit. J'arrive quand même à m'approcher, m'approcher... mais elle me fauche l'autre bras... En poussant sur mon presque moignon, j'arrive à franchir les quelques mètres qui restent. Elle hurle, et finit de me démembrer. Je ne peux plus bouger. Elle finit par me mettre une balle dans le torse, qui ne me fait absolument rien, puis elle saute par-dessus ma carcasse et se dirige vers la porte. Je me retourne tant bien que mal vers la porte, la suit du regard. A peine a-t-elle franchi le seuil qu'elle est attrappée par un petit, qui lui mord immédiatement la hanche, en la faisant tomber au sol. Elle hurle quelques instants, son sang se répand sur le sol, et ensuite on ne l'entend plus. D'autres l'ont sentie, se sont approchés d'elle et commencent à la déchiqueter de leurs griffes, de leurs crocs. Il ne restera pas suffisamment d'elle pour se relever. Autour de nous les cris se font plus rares. Le calme revient progressivement. La horde se regroupe, et hume l'air : il y a peut-être des survivants vers l'est. Tout le monde va se remettre en route, mais moi je reste ici. Nous ne faisons pas de sentiments, nous avançons, de gauche, de droite, au gré du vent, du hasard. Nous ne montrons pas de compassion, de pitié, ni de colère ou de peur. Mais ce n'est pas le pire : le pire, c'est que nous sentons ces choses. Ou en tout cas je les sens encore, moins qu'avant, mais je me suis habitué. Je ressens toute l'horreur de ces corps mutilés, de ces êtres broyés, j'essaie de retenir mes coups, mais rien n'y fait. Le pire dans tout ça, c'est que je suis encore dans ma carapace de mort, enchaîné à cette coquille immonde. Je suis ici, dans cette cabane de tôle, bel et bien ici, à me demander si je deviendrai complètement fou d'ennui avant qu'on m'achève.

3 commentaires:

Unknown a dit…

'A day in the life - or death, rather - of a zombie...'
Je crois bien que c'est la premiere fois que je lis quelquechose comme ca! Bravo!

Bouddha a dit…

à force de regarder des films horreurs séries B italiennes, tu vas vraiment finir par basculer du côté obscur, ou devenir reporter animalier...
sinon mon côté consensuel me pousse à dire qu'effectivement c'est cool de voir enfin l'action au travers des yeux creusés et pourissants d'un zombie!

Wotan a dit…

no honnor among zombies!